S.O.S. médecins étrangers

Contrats précaires, salaires injustes, carrières bloquées… Ils sont aujourd’hui plusieurs milliers à exercer dans les hôpitaux publics sans que leurs compétences soient reconnues.

Publié le 18 avril 2006 Lecture : 8 minutes.

Mardi 28 mars, 8 heures du matin, Poitiers, dans le centre-ouest de la France. Pour le Dr Talal Annani, la journée s’annonce des plus pénibles. Ce matin-là, ils sont, comme lui, des centaines de médecins à être convoqués au Parc des expositions de la ville, aménagé pour l’occasion en d’immenses salles d’examen. Ils sont venus des quatre coins du pays pour passer la Nouvelle Procédure d’autorisation (NPA). Sans doute l’épreuve la plus pénible de leur carrière. Après des années de pratique de la médecine en France, plus de dix ans pour certains, on va aujourd’hui « évaluer leurs compétences ». Tous sont étrangers ou d’origine étrangère. Pourtant, ce n’est pas leur nationalité qui est aujourd’hui en cause, mais leur diplôme.
On les appelle les praticiens à diplôme hors Union européenne (Padhue). Selon le ministère de la Santé, ils seraient quelque 7 000 « exerçant en France sans la plénitude d’exercice », dont 4 000 en formation et 3 000 travaillant dans les hôpitaux publics. « Sans la plénitude d’exercice », cela signifie qu’ils n’ont pas le droit de s’inscrire à l’Ordre des médecins, ni d’ouvrir leur propre cabinet. Cela signifie aussi qu’ils doivent se contenter de contrats précaires, à durée déterminée, avec des rémunérations bien en deçà de leurs qualifications et de leurs responsabilités, et sans l’espoir d’une quelconque évolution de carrière. Depuis des années, ils sont ainsi des milliers à opérer, ausculter et soigner dans les hôpitaux de la République, sans reconnaissance aucune. Dans les textes, ces médecins n’en sont pas.
Le Dr Talal Annani fait partie de ces Padhue. Il a même pris la tête de leur syndicat, le SNPadhue. C’est au début des années 1990 que ce Libanais a obtenu son diplôme en médecine générale à l’université de Beyrouth. À cette époque, les hôpitaux français manquent cruellement d’internes et recrutent massivement à l’étranger. Ils seront ainsi près de 8 000 diplômés, essentiellement du Maghreb, d’Afrique subsaharienne et du Proche-Orient, à passer le concours leur permettant de se spécialiser et d’effectuer leurs stages pratiques en France. En 1993, Talal Annani le passe avec succès. Il quitte ainsi Beyrouth pour Paris, où il entame sa spécialité. C’était il y a treize ans. Depuis, il a été diplômé en gynécologie-obstétrique, a obtenu la nationalité française, fondé une famille, exercé dans les services hospitaliers les plus prestigieux, et y a donné la vie un nombre incalculable de fois. Pourtant, son titre de médecin n’est toujours pas reconnu. Il doit pour cela passer les trois examens de la NPA : l’un évaluant ses connaissances théoriques, l’autre sa pratique et le troisième sa maîtrise…. de la langue française.
« En plus d’être humiliante, cette épreuve est complètement inadaptée ! proteste le Dr Annani, excédé. Je me suis retrouvé à passer l’examen avec des diplômés qui sont en France depuis tout juste six mois, parmi lesquels des jeunes que j’ai moi-même formés ! Le comble, c’est qu’ils ont beaucoup plus de chances que moi de réussir l’examen. » Et pour cause : l’épreuve est essentiellement théorique, et donc plus accessible aux internes fraîchement sortis de l’université. « C’est comme si, vingt ans après, on vous demandait de repasser le baccalauréat. Ça n’a aucun sens. » Comme ses confrères diplômés à l’étranger et exerçant en France depuis des années, le Dr Annani demande aujourd’hui à être jugé sur ses années d’expérience, et non sur un examen « scolaire ». Déjà, lors de la toute première session de la NPA, en mars 2005, il était parmi les 2 800 « recalés », pour un quota de postes limité à 200. Pour la session de 2006, le ministère de la Santé, en signe de bonne volonté, a triplé ce quota. Mais Talal Annani ne se fait plus d’illusions. Il trouve même la situation plutôt cocasse : « On nous a annoncé fièrement qu’on était désormais autorisés à échouer quatre fois à l’examen au lieu de deux. Je trouve cela affligeant. Si je suis médecin et que j’échoue à un examen de compétences, il serait plus logique – et surtout plus sûr pour les patients – de m’interdire d’exercer, tout simplement. »
Durant le mois de mars 2006, ils étaient 6 000 – médecins expérimentés et jeunes diplômés de 41 spécialités différentes – à affronter les examinateurs. Face à l’absurdité de la situation, certains Padhue ont décidé d’adopter une position encore plus radicale : le boycottage pur et simple de l’épreuve. C’est le cas du Dr Élisabeth Sow Dione, qui exerce au service d’infectiologie d’un grand hôpital des Yvelines, au sud de Paris. Voilà vingt ans qu’elle réside en France, dont dix ans d’études et dix ans d’exercice. Aujourd’hui, il n’est pas question pour elle de se plier à une quelconque évaluation de ses compétences : « Je n’ai pas passé cet examen et ne le passerai jamais, ne serait-ce que par principe. C’est un choix personnel. Je ne vois pas pourquoi je serai évaluée, à moins que tous les médecins de France ne le soient à leur tour ! »
Élisabeth Sow Dione a tout juste 20 ans quand elle quitte Dakar, en 1986. Elle vient d’achever sa troisième année de médecine à l’université Cheikh-Anta-Diop et part continuer ses études en France dans le cadre d’une convention d’échange avec une université parisienne. Vingt ans plus tard, cette même convention pose toujours problème : même si les études ont été dispensées par un établissement français, le diplôme remis est considéré comme étranger. Et la demande d’autorisation individuelle qu’elle a présentée en 2003 n’y a rien changé. Une véritable impasse administrative dans laquelle se retrouvent aujourd’hui une cinquantaine de ses confrères, sur les quelque 3 000 qui réclament aujourd’hui une reconnaissance de leur droit. Pour y parer, le Dr Sow Dione est prête à tout, même à s’expatrier. « Si rien n’est fait, on va donner la consigne aux praticiens qui ont acquis la nationalité française de quitter le pays. On leur conseillera de s’expatrier un temps dans un autre pays européen pour pouvoir revenir en France et exercer dans le cadre de la jurisprudence Hocsman (voir encadré p. 36). On est arrivés à un stade où on ne peut plus accepter d’être traités comme des parias. De toute manière, si on quitte le pays, c’en est fini des hôpitaux français, et ils le savent. »
Mais le diplôme n’est pas seul en cause. Autre cas de figure, plus rare et encore plus difficile à régler : celui des médecins étrangers titulaires d’un diplôme français. Ainsi ce médecin urgentiste qui a souhaité garder l’anonymat. Né en France, mais de nationalité camerounaise, il n’est pas autorisé à s’inscrire à l’Ordre des médecins, ni à passer les concours administratifs internes qui lui permettraient d’évoluer. « Le comble, c’est que j’ai d’abord été inscrit à l’Ordre, puis désinscrit quand la direction régionale des affaires sanitaires et sociales s’est aperçue que je n’avais pas de pièce d’identité française. Pourtant, je suis titulaire d’un diplôme français, j’exerce ici depuis près de dix ans, et je forme aussi des médecins français. Je suis donc médecin aux yeux de mes confrères, mais pas aux yeux de l’administration. » Depuis dix ans, cet urgentiste est ainsi obligé de renouveler son titre de séjour tous les neuf mois, ce qui le condamne à la précarité : « Aujourd’hui, avec cette carte, je ne peux pas prétendre à un crédit, même pas pour acheter un ordinateur ! »
L’exaspération des médecins étrangers est à son comble : voilà plus de quinze ans qu’ils espèrent qu’on statue sur une situation qu’ils jugent discriminatoire. « À titre d’exemple, nous explique le Dr Sow Dione, un praticien attaché associé, comme on dit, gagnera 28 000 euros par an là où un autre en gagnera 100 000 pour le même poste. » Pourtant, la rémunération n’est pas le principal grief. « En réalité, poursuit-elle, ce n’est pas une question de sous. Le véritable problème, c’est que nous n’avons aucune visibilité sur nos carrières, ni aucun espoir d’évolution. Les années passent, et nous en sommes toujours au même point. »
Si la carrière de ces médecins est bloquée, leur statut, lui, a fait l’objet de plusieurs modifications tout au long des années 1990. Sans résultat. Même la loi de juillet 1999 instaurant la Nouvelle Procédure d’autorisation, qui annonçait la fin du calvaire, s’est révélée décevante. Entre-temps, les actions se sont multipliées, des plus symboliques, comme les pétitions ou les nombreuses manifestations régulièrement organisées et relayées par les médias, aux plus tragiques, comme la grève de la faim d’un groupe de médecins attachés et de membres de leurs familles, en décembre 2001.
Mais la mobilisation commence tout de même à porter ses fruits. En juillet 2005, le syndicat des Padhue décide de saisir la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde), organisme indépendant mis en place il y a à peine plus d’un an. « Nous avons reçu les représentants du syndicat et leur avocat, qui nous ont exposé la situation, témoigne Marc Debourdieu, directeur général de la Halde. Nous avons également pris contact avec le ministère de la Santé et avons demandé des compléments d’informations pour pouvoir éclaircir le contexte légal et pratique de l’affaire. Une fois toutes les informations en notre possession, le collège a pu délibérer. » Six mois après la saisine, le verdict tombe : il y a effectivement discrimination à l’encontre des médecins à diplômes étrangers exerçant en France. Le collège de la Haute Autorité en explique la nature dans son délibéré du 27 février 2006 : « C’est dans l’exploitation faite de leur absence de statut, alors même que leurs responsabilités concrètes sont identiques, que la discrimination à leur égard trouve sa source. Celle-ci s’opère en raison de l’origine, dans l’accès à l’emploi et dans l’emploi. »
Ces conclusions, la Halde les a transmises au ministre de la Santé, Xavier Bertrand, en lui demandant de présenter les mesures envisagées pour y remédier dans un délai de quatre mois. Une petite victoire pour les Padhue, qui se gardent bien cependant de se réjouir trop vite. Après une première réunion, décevante, au ministère de la Santé, le 23 mars, une deuxième, organisée en présence du ministre, le 6 avril, fut plus concluante. Et le prochain rendez-vous est d’ores et déjà pris pour la semaine du 20 avril. Les choses semblent donc s’accélérer. Le Dr Annani a pris part à ces négociations en tant que président du SNPadhue. « Tout ce que nous espérons, a-t-il déclaré, c’est qu’au mois de juin on nous annonce des mesures concrètes et non des amendements de lois, car cela signifierait un report d’au moins deux ans. Or voilà plus de dix ans qu’on attend, et c’est déjà beaucoup trop. Aujourd’hui, en France, on a vu qu’une loi pouvait être adoptée et retirée en l’espace de quelques jours. Ce n’est donc qu’une question de volonté politique. »

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