Que « pèsent » les islamistes ?

Victimes de la politique de réconciliation nationale, les groupes armés sont en pleine déconfiture. Et les fondamentalistes d’El-Islah ne sont guère en meilleure posture. Mais le MSP (ex-Hamas), qui siège au gouvernement depuis dix ans, se sent pousser de

Publié le 18 avril 2006 Lecture : 8 minutes.

Il aura fallu attendre la proclamation officielle de la « paix » et de la « réconciliation » pour que, le 9 avril, dans son édition de 20 heures, le journal télévisé de la chaîne publique algérienne diffuse les premières images de la guerre entre l’armée et les insurgés du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC). Une sorte Top Gun en plein Erg occidental. Tout avait commencé quarante-huit heures plus tôt.
Vendredi 7 avril, quelque part dans la région de Menia, dans le Sud-Ouest algérien. Un convoi de sept véhicules roule à vive allure. Parti de Béchar trois heures plus tôt, il transporte des cadres et des agents de l’administration des douanes en route pour Ouargla (à 700 km au sud d’Alger), où ils doivent participer à un séminaire. Soudain, des tirs éclatent. Les quatre premières voitures sont criblées de balles et plusieurs de leurs occupants tués sur le coup. Les trois autres parviennent à s’échapper. Les assaillants achèvent les blessés, récupèrent les véhicules pas trop endommagés et se replient en emmenant avec eux un otage. Ils laissent derrière eux treize corps sans vie.
Les survivants donnent l’alerte et, en quelques heures, l’état-major de l’armée met en place un impressionnant dispositif : QG de campagne, avions de reconnaissance, troupes d’élite venues de Biskra, à l’autre bout du pays La traque commence, impitoyable. L’identité du commanditaire de l’opération ne fait aucun doute : il s’agit de Mokhtar Belmokhtar, alias Laouer, « le borgne ». Ce vétéran de l’insurrection islamiste est à la tête de la zone 6 du GSPC, qui s’étend du versant méridional des hauts plateaux algériens à la bande du Sahel, entre le Taoudeni mauritano-malien et l’Aïr nigérien. À la tête d’une quarantaine de combattants, Belmokhtar écume la route du trafic des cigarettes, qui est aussi celle du cannabis marocain destiné au marché de la péninsule Arabique. Les transporteurs sont régulièrement interceptés et contraints d’acquitter un droit de passage, qui permet de financer l’achat des armes dont les maquis du nord du pays ont le plus urgent besoin. Ceux qui refusent le péage s’exposent à de graves représailles et sont dépouillés de leur cargaison.
L’embuscade de Menia est le prolongement logique de l’attaque lancée contre une caserne de l’armée mauritanienne à Lemgheity, en juin 2005. Il est tout à fait clair que Belmokhtar s’en prend à tout ce qui risque de constituer une menace pour son business. Son contentieux avec les douanes algériennes est lourd. Tellement lourd qu’il a préparé son coup avec le plus grand soin.
Après leur forfait, les assaillants se sont scindés en deux groupes. Composé de huit véhicules, l’un d’eux est intercepté par une patrouille d’hélicoptères MI8. Les images diffusées par la télé ont été prises à bord de l’un d’eux. Un à un, les huit véhicules sont pris pour cible et s’enflamment. Les images sont floues, mais les missiles d’une redoutable efficacité. Deux explosions plus importantes que les autres prouvent que les voitures détruites étaient bourrées de munitions. À l’issue de l’opération, le ministère de l’Intérieur (une innovation en matière de communication militaire) en dresse publiquement le bilan : un important arsenal destiné aux maquis a été récupéré et une dizaine de terroristes ont été éliminés. Belmokhtar est-il l’un d’eux ? Impossible à dire pour l’instant : il faut attendre que la police scientifique ait achevé d’identifier les corps. Quoi qu’il en soit, l’opération du GSPC, aussi spectaculaire qu’elle ait été, a des allures de baroud d’honneur – si l’on peut dire. Son intérêt stratégique est des plus contestables. Belmokhtar a tout simplement sacrifié la moitié de ses hommes pour faire payer aux douaniers les millions de dollars que les saisies de cargaisons clandestines de tabac lui font perdre chaque année.
Au Nord, la situation dans les maquis n’est guère plus reluisante. Les redditions se multiplient, même parmi les chefs du GSPC, et le noyau dur des nihilistes se réduit comme peau de chagrin. Dans le cadre de la Charte de la paix et de la réconciliation, les terroristes ont jusqu’au 31 août, date butoir, pour déposer les armes et bénéficier de l’extinction des poursuites engagées contre eux. Émir national du GSPC, Abdelwahab Droukdel, alias Abou Mossab Abdelwadoud, a de plus en plus de mal à convaincre ses hommes de rester sourds aux sirènes de la réconciliation. Selon les confidences d’un « égaré repenti », la vie dans les maquis est empoisonnée par un climat de suspicion généralisée. « La moitié des insurgés passe son temps à surveiller l’autre, et inversement. Le moindre soupçon peut se traduire par une exécution sommaire, dans des conditions atroces. »
Bref, l’islamisme armé est dans une impasse totale. La politique de réconciliation engagée par le pouvoir n’a pas mis fin aux opérations de ratissage dans les maquis. Peu de recrutements, des pertes quotidiennes en hommes et en armements : les rangs du GSPC s’éclaircissent chaque jour un peu plus. Plus question désormais d’entreprendre des opérations de grande envergure. Reste l’islamisme politique.
Le préambule de la Charte est clair : le courant salafiste est banni à jamais de la scène politique algérienne. Un Ali Benhadj multiplie, certes, les déclarations tonitruantes aux médias étrangers et les gesticulations hebdomadaires dans les mosquées, mais il ne tardera pas à retrouver sa cellule de la prison d’El-Harrach s’il persiste à ne pas respecter l’interdiction de toute activité politique qui le frappe. L’écrasante majorité des islamistes contre lesquels les poursuites ont été abandonnées étaient membres de réseaux de soutien logistique. On voit donc mal comment ils pourraient parvenir à réactiver l’ex-Front islamique du salut (FIS). Quant aux « célébrités » élargies, elles semblent surtout désireuses, au moins jusqu’à présent, de se faire oublier.
Mais l’islamisme algérien est très loin de se limiter au seul courant salafiste. Son obédience politiquement la plus redoutable est sans conteste le Mouvement de la société pour la paix (MSP, ex-Hamas). Secouée par des dissidences à répétition, El-Islah, la seconde formation fondamentaliste par ordre d’importance, que dirige le très radical Abdallah Djaballah, a beaucoup perdu de son influence et n’est que faiblement représentée à l’Assemblée nationale populaire. Ce n’est sûrement pas le Hamas (appellation qui nous paraît préférable, parce que moins hypocrite, à MSP) qui s’en plaindra.
La Constitution algérienne interdisant les partis religieux, ces deux formations ont été contraintes de proscrire de leurs textes fondateurs toute référence à l’islam. Mais, bien entendu, leurs membres n’en pensent pas moins. Si le Hamas et El-Islah partagent le même objectif inavoué – l’instauration d’une république islamique -, leurs stratégies n’en sont pas moins différentes. Éternels opposants, les islamistes d’El-Islah se démarquent du pouvoir sans aucune nuance, s’efforçant de retarder autant que possible l’adoption des réformes qui leur déplaisent : éducation, modernisation des institutions, égalité entre les hommes et les femmes, etc. Ils jouent leur rôle de force conservatrice. L’attitude du Hamas est en revanche plus ambiguë.
Né en 1990 d’une association caritative de nom d’El-Islah Oua el-Irchad (« réforme et orientation »), ce parti est en réalité la section algérienne de la confrérie des Frères musulmans, la célèbre organisation transnationale d’origine égyptienne. Sa stratégie s’organise autour de trois axes : islamisation de la société par le bas, renoncement à la violence comme moyen de prendre de pouvoir et « entrisme » systématique au sein de l’appareil d’État : il fêtera cette année le dixième anniversaire de son entrée au gouvernement et de sa participation à la coalition présidentielle.
Au fil des années, le Hamas algérien est parvenu à faire oublier que son objectif final reste l’instauration d’une dawla islamiya (État islamique). Il est vrai qu’il se donne, pour cela, beaucoup de mal. Ainsi, sur les six ministres islamistes que compte l’actuel gouvernement d’Ahmed Ouyahia, un seul est barbu : Bouguerra Soltani, par ailleurs président du parti (il est ministre d’État sans portefeuille). Les autres sont imberbes, quadragénaires et universitaires. Mieux, ils comptent parmi les membres de l’exécutif les moins impopulaires. Gérant convenablement leurs départements respectifs, ils donnent entière satisfaction au président Bouteflika (qui ne se prive pas de tancer publiquement les ministres insuffisamment efficaces). Plusieurs d’entre eux occupent de surcroît des postes de tout premier plan, comme Amar Ghoul, aux Travaux publics, qui dirige les grands chantiers du Plan de soutien à la croissance (60 milliards de dollars d’investissement), et Hachemi Djaaboub, qui conduit les négociations en vue de l’adhésion à l’Organisation mondiale du Commerce (OMC).
Même la disparition brutale, en juin 2003, de Mahfoud Nahnah, fondateur du parti et icône de l’islamisme maghrébin, n’a pas provoqué de turbulences en son sein. En tout cas, pas de guerre de succession. Par ailleurs, le contexte international lui est très favorable, après le succès des Frères musulmans aux législatives égyptiennes de novembre 2005 et, surtout, le triomphe du Hamas palestinien, en janvier 2006. Tout cela finit par donner des idées aux dirigeants du MSP, qui savent pertinemment que leur base est lasse de jouer les seconds couteaux au sein d’une alliance conduite par les nationalistes du Front de libération nationale (FLN, l’ex-parti unique), et du Rassemblement national démocratique (RND) d’Ouyahia.
Deuxième force politique du pays après le FLN, le Hamas croit de plus en plus en ses chances électorales. Ce qui conduit Soltani à multiplier les attaques plus ou moins déguisées contre ses partenaires de l’Alliance présidentielle. Le 25 mars, il a été le premier à annoncer sa candidature à la présidentielle de 2009. En plein débat sur une révision constitutionnelle censée permettre à Bouteflika de briguer un troisième mandat ! C’est dire la confiance qui habite les « Frères » algériens.
À douze mois des législatives de 2007, que pèse électoralement le courant islamiste ? Difficile à dire avec précision. Lors de la présidentielle d’avril 2004, dernier scrutin en date, le Hamas avait soutenu la candidature de Bouteflika. Ses voix ne peuvent donc être distinguées des suffrages en faveur du président sortant (84 %). En revanche, le leader d’El-Islah était candidat et a recueilli moins de 200 000 voix, très loin des 3 millions obtenues par le FIS en janvier 1992. Quant au Hamas, dont Soltani annonce qu’il compte 350 000 militants acquittant leurs cotisations mensuelles, force est de reconnaître qu’il est en expansion. En dix ans, son poids électoral s’est accru de 50 % : 400 000 voix, en janvier 1992, plus de 600 000, en mai 2002. C’est peu si l’on songe que le corps électoral compte plus de 18 millions d’inscrits, mais c’est quand même loin d’être négligeable.

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