Poussée de fièvre

Tirés vers le haut par les locomotives asiatiques, les cours des métaux – et du pétrole – pulvérisent de nouveaux records.

Publié le 18 avril 2006 Lecture : 7 minutes.

L’or est au firmament. Le 6 avril, pour la première fois depuis vingt-cinq ans, son prix à terme a atteint 600 dollars l’once sur le marché de Londres ; il était à 500 dollars il y a quatre mois et à 250 dollars en avril 2001, son point le plus bas. Ce métal précieux est à l’avant-garde de la hausse que connaissent presque toutes les matières premières depuis trois ans environ.
Tombé à 15 dollars à la fin des années 1990, le baril de pétrole n’a cessé de remonter depuis, comme les consommateurs le constatent amèrement. Les cours ont franchi la barre des 30 dollars, puis celles des 50 et des 60 dollars pour culminer à la fin d’août 2005 à 70 dollars, niveau qu’il approche à nouveau en cette mi-avril.
Des records vieux de plusieurs dizaines d’années tombent les uns après les autres pour les prix du cuivre, de l’uranium, de l’argent, du zinc, du platine ou de l’aluminium. Les mineurs australiens ont imposé à leur clientèle mondiale une hausse de 71,5 % en 2005 pour le minerai de fer, record absolu de l’année. Ce qu’on appelle les « petits métaux », au nom parfois inconnu du public, ne sont pas en reste ; le béryllium, le cadmium, le tungstène, tout comme les platinoïdes grimpent à des cours stupéfiants. Le prix moyen de l’ensemble des matières premières a augmenté de 29 % l’an dernier. Une exception à cette ascension générale : le bon vieux charbon-vapeur, tombé de 80 à moins de 60 dollars la tonne entre novembre 2004 et janvier 2006.
En revanche, les produits agricoles ne voient pas leurs prix bouger de façon aussi spectaculaire. L’institut français Cyclope, spécialisé dans l’analyse des marchés de matières premières, a calculé les hausses moyennes de 2005. Hormis le café (+ 43 %) et le sucre (+ 31 %), les productions agricoles ont stagné ou régressé, qu’elles aient une vocation alimentaire ou industrielle : cacao (+ 1 %), laine (- 6 %), blé (- 8 %), huile de palme et coton (- 11 %), huile de soja (- 16 %), maïs (- 20 %). On est loin du train d’enfer que connaissent les matières premières d’origine minière.
À quoi attribuer ce phénomène haussier qui avantage les pays riches en pétrole ou en minerais et appauvrit ceux qui en sont dépourvus ? À quoi tient cette ascension qui enchante l’Algérie et la Zambie, mais qui déprime le Burkina et Madagascar ? En premier lieu, à une explosion de la demande.
Car l’économie de la planète croît à la vive allure de + 4 % à + 5 % par an. Si la vieille Europe se traîne aux alentours de 1 % à 2 %, les pays asiatiques ont renoué avec des taux formidables de + 8 %, comme l’Inde, et même de près de 10 %, comme la Chine. La Corée du Sud, la Thaïlande, la Malaisie ou Singapour ne sont pas en reste. Dans presque toute l’Asie, on bâtit énormément de buildings, de ports, d’autoroutes, d’usines, et on fabrique des automobiles, des biens de consommation, des produits de haute technologie, ce qui nécessite de l’énergie, de l’acier, du cuivre, du platine et tous les minéraux possibles et imaginables : pas de voitures, d’avions ou de TGV sans aluminium, pas de disque dur d’ordinateur sans platine, ni de câbles électriques ou de tuyaux sans cuivre.
Naturellement, tous ces matériaux demandent beaucoup d’énergie pour être transformés, raffinés, assemblés, ce qui suscite une faim de pétrole, de gaz et d’uranium comme le monde n’en avait jamais connue. La Chine illustre à merveille cet appétit d’ogre ; l’ancien empire du Milieu possède sur son sol à peu près toutes ces matières premières en abondance, mais cela ne suffit pas à sa croissance de colosse, et il importe de tout, même du soja – plante pourtant née en Chine – et même du vieux papier pour en faire du neuf
Faute de pouvoir être satisfaite, la demande mondiale recherche des produits de substitution. Par exemple, l’impossibilité de produire plus de pétrole a incité les pays consommateurs à se tourner vers le gaz, vers l’uranium – les projets de centrales nucléaires fleurissent en Chine, comme en Finlande et aux États-Unis – et même vers la canne à sucre, le maïs ou le colza, car ces produits agricoles sont de plus en plus utilisés pour fabriquer le diester ou l’éthanol, substituts au gazole ou à l’essence.
Le platine devient-il trop cher pour les constructeurs de pots catalytiques des automobiles ? Ceux-ci testent le palladium, moins onéreux. Le prix de l’or est-il prohibitif ? Les bijoutiers indiens le remplacent par l’argent. Le cuivre atteint-il des niveaux astronomiques ? Les usines de recyclage du cuivre de récupération tournent à plein régime. Et c’est ainsi que la hausse des prix se communique de matière première en matière première, du produit neuf à celui de deuxième main, du matériau noble au plus commun.
Cette demande insatiable a été repérée par les spéculateurs et les gestionnaires des fonds d’investissement ou de pension, à la recherche de placements intéressants et complémentaires des actions, des obligations et des devises. Ils se sont convaincus que ce contexte permettait d’anticiper une poursuite de la hausse des prix et donc de se protéger, grâce à ces produits, contre le retour de l’inflation sous l’effet de la hausse du pétrole ou contre la baisse du dollar.
Goldman Sachs évalue à 85 milliards de dollars les capitaux aujourd’hui basés sur des indices matières premières, contre 15 milliards seulement à la fin de 2003. Une étude publiée en février par Barclays Capital montre que 93 % des deux cents investisseurs interrogés comptent miser sur les matières premières dans les prochaines années.
Face à cette demande de produits physiques et à ce comportement spéculatif, l’offre de matières premières n’a pas pu suivre. Celles-ci avaient été les grandes perdantes des années 1990 ; leurs prix très bas n’avaient pas poussé aux investissements, d’autant que la mode chez les financiers était à la nouvelle économie et à Internet. Les puits et les raffineries de pétrole ne se sont pas modernisés ou développés, pas plus que les mines de fer ou d’uranium. Les cacaoyères du Liberia et de Côte d’Ivoire n’ont pas été entretenues.
Lorsqu’il est apparu que la consommation se réveillait, c’était trop tard. Le temps de rattrapage d’un déficit d’investissement est long dans ces industries lourdes, parce qu’il faut bien dix ans à l’anglo-australien BHP Billiton pour mettre en exploitation un nouveau filon de charbon ou d’or, même connu. Parce que les forages pétroliers sont aléatoires, comme le prouve l’exemple de Shell, qui a rencontré de telles difficultés techniques que l’entrée en production de ses puits de Sakhaline est retardée de deux ans. Parce que les investisseurs attendent les élections en République démocratique du Congo et la stabilisation de la situation politique pour rénover les mines du Katanga ou de l’Ituri.
Certes, les budgets mondiaux de recherche minière et pétrolière ont connu une belle augmentation, soit + 168 % depuis 2002. Certes, on creuse la croûte terrestre et le fond des océans comme jamais. Cela ne suffit pas à combler l’écart entre une demande qui court en tête et une offre incapable de suivre.
Les prix vont-ils continuer de croître ? Les avis, on s’en doute, divergent. Il y a ceux qui croient que les cours des matières premières continueront à progresser. Parmi eux, Éric Le Maire, responsable de Merrill Lynch Investment Managers (MLIM) en France, qui rappelle que le fonds World Gold créé par sa société pour investir dans les entreprises d’or a progressé de 513 % en cinq ans et qu’il n’en restera pas là : « Nos analystes estiment qu’il n’y a pas de raison que le mouvement de hausse s’arrête, pour l’or comme pour les autres matières premières, explique-t-il. Nous ne croyons pas que le phénomène corresponde à une bulle malsaine, car le monde est sur un cycle long de croissance, d’autant que, par exemple, les marchés des métaux demeurent relativement bon marché sur trente ans. » Dans l’autre camp, on pense que la hausse va se ralentir en 2006 avec une progression de 10 % en moyenne « seulement ». Le bon sens fait dire aux tenants de cette thèse que « trop, c’est trop » et que les industriels ne peuvent plus suivre cette course folle. « Sur certains métaux, j’estime que des prix aberrants prouvent l’existence d’une bulle spéculative, affirme Philippe Chalmin, professeur à Paris-Dauphine. À 6 000 dollars la tonne de cuivre, on peut s’attendre à une correction à la baisse. »
D’autres suivent de très près la hausse des taux de l’argent que la Réserve fédérale américaine et la Banque centrale européenne poursuivent systématiquement pour refroidir la spéculation. Ils pensent que la fin de l’argent facile et le renchérissement du crédit qui commence à en résulter ralentiront inévitablement les investissements, mais aussi la demande immobilière et les achats de produits automobiles et ménagers, ce qui freinera les industriels qui produisent ces biens et, par voie de conséquence, leur demande de matières premières : le mécanisme s’inverserait et s’orienterait à la baisse fin 2006-début 2007.
Les inconnues de ces paris sont à la mesure de la Chine, l’acheteur mondial numéro un, qui ne connaît pas précisément les stocks dont elle dispose ni les quantités dont elle a besoin. Ses achats, impossibles à prévoir, pèseront lourd. Exemple : le coton. « Nous nous attendions à ce que le marché soit soutenu par les Chinois, qui achètent environ la moitié du coton africain, explique Didier Mercier, directeur général de Copaco, filiale du groupe cotonnier français Dagris. Il n’en a rien été, et les prix ont connu une baisse lente. Le prix moyen est supérieur à celui de l’an dernier, mais il demeure en dessous du prix de revient. Donc, tant que les États-Unis continueront à subventionner la production de leur coton, c’est-à-dire jusqu’en 2013, le prix se maintiendra autour de 55 cents la livre à moins que le prix du baril de pétrole ne grimpe à 90 dollars et que celui du polyester, notre grand concurrent fabriqué à partir de produits pétroliers, n’explose ! » Le pétrole au secours du coton, qui l’eût cru ? Gageons que les matières premières réserveront surprises et rebondissements tout au long de 2006.

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