Le Nord, entre mémoire et espoir
Voyage au cur de la Kara, la région d’origine de l’ex-président Gnassingbé Eyadéma, où le souvenir du chef reste vivace.
« Les gens du Sud pensent que nous vivons très bien en pays kabyè. Mais en fait, le général Eyadéma ne voulait pas être accusé de favoriser sa région, dans le Nord. Il a donc tout fait pour développer Lomé », déclare Sama Essoham, la chef du canton de Pia, le village natal du président défunt. De fait, excepté la propriété familiale des Gnassingbé, interdite d’accès, et quelques très belles villas isolées appartenant à de hauts fonctionnaires ou à des ministres, la région de Kara, rurale, aride et pauvre, est tout sauf un « pays de cocagne ». Seule une minorité a profité des prébendes du régime.
Pour le reste, la population contemple avec respect, mais circonspection, l’héritage laissé par le Vieux. « Si un membre de ta famille est dans le gouvernement ou proche du pouvoir, il te trouvera du travail et te fera venir dans la capitale. Sinon, ici, il n’y a rien », se désole Komla, un étudiant âgé de 23 ans inscrit en première année d’anglais à l’université de Kara. Sur les trois derniers mois, sa bourse pour se loger et se nourrir n’a pas dépassé 20 000 F CFA. À 35 ans et avec un CAP d’électricien en poche, Roland a bien du mal à masquer sa colère au guidon de son taxi-moto. « Au lycée, j’avais un ami qui ne savait même pas faire un branchement électrique. Aujourd’hui, il gagne 300 000 F CFA par mois à Lomé et moi je fais zémidjan à Kara. Je dois me battre pour trouver mon pain quotidien. Les puissants nous marchent sur la tête. Ils nous ont demandé de voter pour eux lors des dernières élections, ils nous ont sollicités, et on a répondu présent. Maintenant, on a besoin de leur aide, mais on attend toujours. Ils promettent le changement, mais on n’a rien vu venir », s’emporte-t-il, confirmant au passage les progrès enregistrés ces derniers mois en matière de liberté de parole. Avec une réserve toutefois : « Vous ne donnerez pas mon nom », prend-il soin de préciser.
Plus qu’ailleurs, le Nord souffre de la crise économique qui frappe le Togo depuis la suspension de l’aide internationale en 1993. Là-bas aussi des usines ont fermé. C’est notamment le cas de Togo Fruits et Togo Tex qui faisaient, il n’y a pas si longtemps encore, la fierté des autorités locales et employaient des centaines de personnes. Seules la brasserie et l’usine d’égrenage de la Société togolaise du coton (Sotoco) maintiennent une certaine activité. Pour combien de temps encore ? La bière, les Togolais en boiront toujours, mais les dysfonctionnements dans la filière coton et les impayés subis par les paysans ont provoqué une chute des récoltes (voir pp. 60-61). « Quand les gros maigrissent, les plus maigres meurent », résume à sa manière Kao Perezi, le directeur de la radio locale associative Tabala, qui emploie une dizaine de personnes. « Nos émissions s’adressent essentiellement aux populations rurales, qui sont le plus souvent isolées », précise-t-il.
Dans les villages seulement accessibles par la piste, l’agriculture traditionnelle, non mécanisée et à très faible rendement, est la seule source de revenus. L’autosuffisance alimentaire est assurée par les cultures vivrières, mais la sécheresse, lors de la précédente campagne, a été très durement ressentie. Sur fond de pénurie, le bol de maïs (2,3 kg) est monté jusqu’à 1 000 F CFA tandis que les greniers se vidaient. Cette année, les récoltes ont été meilleures. Le prix en ville s’est stabilisé à 425 F CFA pour le maïs et à 700 F CFA pour le mil. « Mais à la frontière avec le Bénin, il est possible de trouver un bol autour de 300 F CFA », affirme Roland. Dans sa boutique située à l’entrée du marché de Kara, Viviane vend le riz à 750 F CFA. « C’est cher, mais je ne peux pas faire autrement. Les affaires vont moins bien. Avant, j’allais une fois par mois à Lomé pour m’approvisionner. Actuellement, je n’y vais que deux fois par an. Je dois donc acheter mon riz à Kara auprès d’un fournisseur et non plus directement chez un importateur. Forcément, je répercute la différence », explique cette jeune commerçante, qui affirme gagner entre 5 000 à 10 000 F CFA par mois. Juste de quoi se nourrir, elle et les deux filles que son frère, resté au village, lui a envoyées pour les scolariser. Viviane attend avec impatience les fêtes traditionnelles en juillet à l’occasion des combats très populaires de lutte evala. « Cela va amener du monde comme ce fut récemment le cas durant les funérailles », conclut-elle.
En pays kabyè, les funérailles sont célébrées en début d’année. Un an après le décès du patriarche et l’inhumation de son corps à Pia, dans l’enceinte de la propriété, la famille Gnassingbé a respecté la tradition. Les dernières cérémonies en février ont duré trois jours, pendant lesquelles la population a répondu présent avec ferveur et discipline. « Les groupes folkloriques de tous les cantons étaient là pour danser et jouer du tam-tam. Il y avait à manger et à boire. Les autorités ont déposé des gerbes sur la tombe, et nous étions autour de la maison. Il y avait de la tristesse, mais aussi de la joie, car nous avons accompagné notre père. Et tout le monde a pu voir le nouveau chef de l’État », se souvient Tchamdja Pialo, une habitante. « Si la résidence du président défunt n’est pas devenue un lieu de pèlerinage, les gens sont venus pour exprimer leur reconnaissance envers le patron disparu », ajoute la chef du canton. À Pia, la proximité de la terre et la loi du sang ont donné au deuil, respecté de février à juin, une intensité inégalée. À tel point que la famille Gnassingbé a dû encourager la population à dépasser cette tristesse pour que la région retrouve un semblant de normalité. Pendant de longues semaines, les paysans ont délaissé les champs, faisant craindre le pire pour les récoltes. Période de douleur, puis d’incertitudes politiques, les douaniers et les services de l’État ont baissé la garde. Certains en ont profité. À présent, la vie reprend ses droits.
Venue moudre du maïs au moulin collectif, Tchamdja cultive, seule, son lopin de terre. Son mari est décédé et, puisque ceux qui réussissent partent à Lomé, ses quatre enfants n’ont pas fait exception. Deux sont enseignants, la troisième est comptable, et le dernier, militaire. Tous sont fonctionnaires. « Ici, ce n’est pas toujours simple », mais Tchamdja refuse d’en vouloir au régime. « Les dirigeants font ce qu’ils peuvent, mais on ne peut pas trouver du travail à tout le monde. Faure a pris la relève, nous attendons ses réalisations, mais il faut lui laisser du temps », dit-elle, hésitante et presque surprise par son audace. Au Togo, y compris à Pia, la parole se libère progressivement et la crainte s’estompe. Mais le quotidien demeure identique. Le développement local, avec l’accent mis sur le microcrédit, la scolarisation des jeunes filles, les questions de sécurité, le règlement des conflits dans les villages avec l’aide des « vieux sages » et la santé des populations sont les priorités affichées par celle qui dirige le canton depuis un an et demi, Sama Essoham, après une longue carrière de médecin à Lomé. Son logement de fonction et le local dans lequel se tiennent les réunions du conseil sont situés à quelques encablures de la résidence privée du président. Au Togo, la continuité de l’État est un principe de base. Et à Pia, le pouvoir s’exerce toujours à l’ombre du Vieux.
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