Jusqu’à quand ?

Isolé, contesté de toutes parts, et menacé jusque dans sa capitale, N’Djamena, par l’offensive d’une rébellion soutenue depuis le Soudan voisin, Idriss Déby Itno est parvenu in extremis à sauver son pouvoir. La France, elle, hésite à s’engager plus avant

Publié le 18 avril 2006 Lecture : 8 minutes.

« Le Tchad », a coutume de dire Jacques Chirac, « ce n’est pas un État, mais un territoire délimité par les frontières de ses voisins et sur lequel règnent des chefs de guerre. » Une phrase que le président français répétait ces derniers mois à qui voulait l’entendre – entre autres, le patron de la Banque mondiale Paul Wolfowitz – et qui définit bien à la fois l’importance et les limites de l’engagement de Paris dans ce pays. La nature ayant horreur du vide géopolitique, il convient de contrôler – si ce n’est d’occuper – cette pièce essentielle d’un puzzle africain francophone en voie de rétrécissement accéléré. Mais songer à stabiliser durablement cet espace invertébré serait un leurre : quarante années d’interventions françaises à répétition démontrent que ce travail s’apparente à celui de Sisyphe. Pour Chirac, donc, la messe est dite depuis longtemps. Quoi qu’il arrive à Idriss Déby Itno, la France n’assurera que le Smig.
La prise par une colonne rebelle, le mardi 11 avril en milieu de journée, de la localité de Mongo, à 400 km à l’est de N’Djamena, va en quelque sorte catalyser et formaliser ce service minimum que le ministère français de la Défense résume en une litote savoureuse : « Soutien sans participation ». En pratique, le dispositif arrêté par l’Élysée est le suivant. Le détachement français de l’opération Épervier présent au Tchad met à la disposition d’Idriss Déby Itno ses avions de transport Transall et C160 afin de rapatrier sur la capitale, où le président ne compte que quatre cents hommes, une partie des mille deux cents combattants des FAT (Forces armées tchadiennes) stationnés dans l’est autour de la localité d’Adré, frontalière avec le Soudan. La France fournit à l’état-major tchadien les photos aériennes et l’observation en temps réel, via un Breguet Atlantic « sur zone », des colonnes rebelles, ainsi que l’écoute et le décryptage de leurs communications. Enfin, des Mirage F1 basés à N’Djamena procéderont dès le mercredi 12 au matin à des tirs de semonce autour de la colonne la plus avancée en direction de la capitale, celle de Mahamat Issa, l’adjoint direct du chef du FUC (Front uni pour le changement) Mahamat Nour. Présentés par le porte-parole du ministère français de la Défense comme des tirs « sans objectifs militaires » destinés à « envoyer un signal quant à la sécurité de nos ressortissants », ces coups de semonce ont en réalité été décidés par Jacques Chirac lui-même comme de véritables tirs d’intimidation, afin d’inciter les pick-up Toyota des rebelles à ne pas s’approcher de N’Djamena – un avertissement dont ces derniers ne tiendront aucun compte.
L’engagement français aux côtés d’Idriss Déby Itno s’arrête là. Pas question de tirer directement sur les rebelles, encore moins de les affronter. Si N’Djamena tombe entre leurs mains, le contingent Épervier se contentera de sécuriser l’aéroport et de regrouper les Occidentaux. C’est cette position délicate et passablement malaisée, que l’on peut interpréter comme un demi-soutien ou un demi-lâchage, que Jacques Chirac lui-même se charge d’expliquer à son homologue tchadien lors d’une longue conversation téléphonique en début de soirée de ce mardi 11 avril. Déby Itno apparaît calme, relativement confiant. Il ne demande rien, ne proteste pas, mais accuse très directement son voisin, le président soudanais Omar el-Béchir, de chercher à le déstabiliser. « Saisissez le Conseil de sécurité des Nations unies, nous vous appuierons », lui conseille Chirac. Parallèlement, afin d’anticiper sur une éventuelle réaction du chef de l’État tchadien, qui pourrait être tenté de demander à ses pairs de faire pression sur Paris en sa faveur, deux « poids lourds » régionaux sont informés de la position française par le conseiller Afrique de l’Élysée Michel de Bonnecorse, puis par Chirac lui-même, le 12 avril au matin. Le Gabonais Omar Bongo Ondimba prend note sans exprimer d’objections. Le Congolais Denis Sassou Nguesso, président en exercice de l’Union africaine, semble plus réticent. Proche de Déby Itno, qui l’a aidé à reprendre le pouvoir lors de la guerre civile de 1997, ce dernier ne cache pas son inquiétude et souhaite que la France agisse plus directement aux côtés de son ami. Il sera d’ailleurs le principal artisan de la résolution du Conseil de paix et de sécurité de l’UA du 13 avril qui « condamne fermement » les attaques perpétrées par des mouvements rebelles au Tchad, assimilées à « une tentative inacceptable de renversement du gouvernement en place par des moyens anticonstitutionnels ».
Équilibriste, la position française repose sur deux certitudes. La première est qu’il est impossible de lâcher purement et simplement Idriss Déby Itno, un peu comme François Mitterrand avait abandonné Hissein Habré à son sort en novembre 1990 lorsqu’il avait refusé de lui fournir le moindre renseignement concernant l’avancée des troupes d’un rebelle nommé Idriss Déby. Les Français savent très bien en effet que le gouvernement soudanais équipe le FUC en armes et en véhicules, et que ce mouvement, composé pour l’essentiel d’Arabes tamas, est dirigé par un capitaine couvé depuis douze ans par les services de sécurité de Khartoum : Mahamat Nour, ex-officier de l’armée tchadienne qui fut proche de Déby avant de s’exiler au Soudan (voir page 17). Son adjoint, Mahamat Issa, qui a mené le 12 avril le raid sur N’Djamena, n’est pas non plus un inconnu pour la DGSE française – laquelle, comme on s’en doute, entretient des contacts avec les deux hommes. Officier des FAT lui aussi, Issa a effectué, il y a trois ans, un stage militaire en France à l’issue duquel il a rejoint directement Khartoum et son ami Nour. La connexion soudanaise est donc patente, tout comme le caractère instrumentalisé de la plupart des chefs rebelles. Peut-on laisser un « parrain » régional comme Omar el-Béchir, sur lequel la France n’a aucune prise, installer ses affidés à N’Djamena – et demain peut-être, la perméabilité centrafricaine étant ce qu’elle est, à Bangui – sans broncher ? « Si nous laissions tomber Déby Itno sans même lever le petit doigt, personne ne le comprendrait », explique un décideur de la politique africaine de la France, « pas même Kadhafi, qui se garde bien, pour une fois, d’intervenir directement dans cette crise ». À trois reprises déjà depuis le début de 2006, Paris a d’ailleurs fourni au président tchadien un coup de pouce décisif. Le 14 mars, les militaires français ont sécurisé l’aéroport de N’Djamena pour que son avion puisse s’y poser en toute tranquillité – et ce alors même qu’un projet d’attentat, qui ne visait pas, comme on l’a cru, à abattre l’appareil présidentiel en phase d’approche avec un missile, mais à attaquer son convoi entre l’aéroport et la présidence, venait d’être déjoué. Le 20 mars, c’est un Hercules français qui a transporté le chef de l’État et sa garde sur le front de l’Est. Enfin, Paris ne s’est en rien opposé aux démarches pressantes (et immédiatement repérées par la DGSE) des autorités tchadiennes auprès des marchands d’armes russes et ukrainiens. Un contrat de location de cinq hélicoptères de combat Mi-17 a ainsi été négocié le 25 mars à Kiev par le ministère tchadien de la Défense. On imagine que, si elle en avait été informée, la Banque mondiale aurait à nouveau poussé des cris d’orfraie. Mais Paris s’est tu.
Il faut soutenir le soldat Déby Itno donc, estime la France, mais sans pour autant aller jusqu’à prendre de vrais risques – c’est-à-dire engager la vie de soldats français – pour le sauver. Mercredi 12 avril, alors que l’Élysée, la Défense et le Quai d’Orsay estimaient à l’unisson que les jours, voire les heures, du président tchadien au pouvoir étaient comptés, un très proche du dossier évoquait ainsi devant nous l’hypothèse de son évacuation en compagnie de sa famille : « S’il le souhaite, il pourra vivre en exil en France, tout au moins dans un premier temps. » Pourquoi cette résignation ? Idriss Déby Itno a, dit-on, « beaucoup déçu » Jacques Chirac, lequel juge ne pas avoir ménagé sa peine en sa faveur, sans pour autant être payé en retour. « Depuis six mois, nous lui répétons qu’il ne peut avoir contre lui à la fois le Soudan, la Banque mondiale, les pétroliers américains, une rébellion armée, l’opposition politique et une bonne partie de son propre clan zaghawa », soupire le même expert en affaires africaines. Aux yeux de Paris, le président est donc un interlocuteur autiste, isolé, obstiné et confronté à des rebelles, qui, bien que manipulés de l’extérieur, sont tout de même, pour l’essentiel, des Tchadiens. Même si quelques miliciens soudanais djandjawids les ont manifestement rejoints. Après tout Déby Itno lui-même, qui vient de décider le 14 avril de rompre ses relations diplomatiques avec le régime de Khartoum, a déclenché son offensive victorieuse de 1990 à partir du Soudan, où il avait trouvé aide et refuge pendant plus d’un an. Autre signe révélateur du fait que le successeur d’Hissein Habré est en passe de perdre la main : on ne compte pas une rébellion armée contre son pouvoir, mais pas moins de six selon un récent document interne du renseignement militaire français – quatre rébellions sudistes, une tama (le FUC) et une bideyo-zaghawa (le Scud). Enfin, Paris n’a pas manqué de noter que la future élection présidentielle, prévue pour le 3 mai, était boycottée à l’avance par la totalité de l’opposition tchadienne.
Comme en Côte d’Ivoire, à ce détail (et cette circonstance atténuante) près que les 1 200 soldats français présents au Tchad n’y sont pas dans le cadre d’un accord de défense mais de coopération, la politique tchadienne de la France ressemble fort à une valse-hésitation. On comprend certes que Paris ne tienne pas à s’investir – au sens militaire et financier du terme – sur un second « front » africain, mais on comprend mal que la France s’obstine à maintenir à flot un homme contesté jusqu’au sein de son propre sous-clan et dont toutes les élections ont été truquées depuis quinze ans, sous prétexte que ses adversaires sont aussi peu recommandables que lui. En attendant, Idriss Déby Itno, qui a 54 ans, une maladie du foie apparemment sous contrôle – il est apparu très requinqué ces derniers temps – et une nouvelle épouse qui est aussi sa secrétaire, a sans doute provisoirement sauvé son régime les 12 et 13 avril. Il faut dire que l’on peut tout reprocher à ce fils de berger sauf de manquer de courage. Il est resté dans son palais, dirigeant lui-même les opérations et refusant l’offre française de mettre à l’abri sa famille. Jusqu’au bout, donc. Mais jusqu’à quand ?

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