Explosion sud-africaine ?

S’ils collectionnent depuis l’an dernier les récompenses internationales, les cinéastes du pays de Mandela sont encore loin de remplir les salles.

Publié le 18 avril 2006 Lecture : 6 minutes.

En à peine plus de douze mois, de février 2005 à mars 2006, le cinéma sud-africain, jusque-là guère présent sur les écrans de la planète, a accumulé les récompenses internationales. Le tout récent succès de Tsotsi à Los Angeles, où le film de Gavin Hood racontant la rédemption d’un jeune chef de gang ultraviolent de Soweto a remporté l’oscar du meilleur film étranger, est venu couronner une période triomphale. Cette consécration – la première pour un réalisateur africain depuis la création des oscars à la fin des années 1920 – ne faisait que suivre, en effet, l’obtention en 2005 de l’Ours d’or par U-Carmen e-Khayelitsha, de Mark Donford-May, à Berlin. Et, au niveau continental, le sacre de Drum, de Zola Maseko, Étalon d’or au Fespaco 2005, où 20 % des films sélectionnés pour la compétition provenaient de la patrie de Nelson Mandela. Excepté une Palme d’or à Cannes, difficile de faire mieux.
Au-delà des prix dans les festivals, cette renaissance du cinéma sud-africain semble avoir atteint les salles et donc le grand public. En Afrique du Sud même, quand il est sorti au début du mois de février, Tsotsi, un exploit dans le pays, a devancé les productions hollywoodiennes. Avec 77 000 spectateurs pendant ses dix premiers jours d’exploitation, son audience a dépassé de 40 % celle de The Constant Gardener, réalisé d’après un scénario de John Le Carré. Et aux États-Unis, ce qui a certainement encouragé les jurés des oscars à lui accorder leurs suffrages, Tsotsi a déjà remporté plus qu’un succès d’estime. Nul doute qu’il en sera de même quand il atteindra les écrans d’autres pays, dont la France, dans quelques mois (sortie prévue à Paris en juillet).
En attendant, et là encore c’est une première, le spectateur français pourra découvrir en ce mois d’avril deux productions sud-africaines dans les salles. Carmen, une curieuse version de l’opéra de Bizet en langue xhosa, l’action se déroulant au sein d’un township près du Cap, est sorti le 5 avril. Et surtout, car ce film a impressionné par la qualité de son scénario et son intensité dramatique lors du dernier Fespaco, même si le jury ne l’a pas distingué, Zulu Love Letter sera enfin visible à partir du 19 avril. Il raconte le combat d’une journaliste noire, mère d’une adolescente sourde, qui affronte d’anciens membres de la police secrète qu’elle a vus autrefois assassiner Dineo, une jeune militante antiapartheid.
En mettant en scène des personnages attachants et complexes – comme la journaliste, rôle fort bien joué par Pamela Novemte Marimbe -, le cinéaste Ramadan Suleman montre avec une certaine subtilité comment l’Afrique du Sud postapartheid affronte de sérieuses difficultés pour emprunter le chemin de la réconciliation. Déjà auteur au milieu des années 1990 d’une bonne adaptation du célèbre roman de Njabulo S. Nebele, Fools, cet ancien assistant de Souleymane Cissé et de Med Hondo démontre un talent certain avec son second long-métrage de fiction, au contenu riche et à la réalisation efficace.
La reconnaissance internationale de la cinématographie d’Afrique du Sud tout comme l’afflux apparent de films originaires de ce pays pourraient faire penser qu’on assiste aujourd’hui, plus de dix ans après la fin de l’apartheid, comme naguère avec l’Iran et plus récemment avec la Corée du Sud ou l’Argentine, à l’émergence d’un nouveau grand cinéma national. En réalité, même si l’on vient assurément de franchir une étape, on n’en est pas encore là.
D’abord pour des raisons historiques. Il existe depuis longtemps certes une industrie audiovisuelle et cinématographique en Afrique du Sud, mais celle-ci était jusqu’aux années 1990 entièrement destinée à satisfaire le spectateur blanc. Elle soutenait d’ailleurs surtout des projets de tournage pour les télévisions et pour le secteur publicitaire ou, quand il s’agissait de longs-métrages pour le grand écran, des uvres qui ne dérogeaient pas à la ligne « officielle » du régime. Ceux qui tentaient d’échapper au système n’arrivaient guère à faire diffuser leurs uvres, même si un certain cinéma militant, dont les auteurs étaient essentiellement des Blancs libéraux, a pu se développer quand la lutte antiapartheid a pris de l’ampleur à partir des années 1980.
Comme les premiers gouvernements postapartheid avaient d’autres priorités que le septième art, on comprend que le cinéma national n’ait pas pris rapidement une place de premier plan dans la nouvelle Afrique du Sud. Peu ou pas aidée par les autorités jusqu’à très récemment, cette activité a rencontré des handicaps très difficiles à surmonter. Le réseau de distribution national, qui ne couvre que les zones blanches où triomphent essentiellement les films de style hollywoodien, ne permet pas d’offrir un marché très important aux productions locales. Même quand – c’est encore presque toujours le cas – elles tentent d’imiter à leur manière les réalisations anglo-saxonnes pour arriver à se financer auprès du secteur privé peu enclin à prendre des risques.
De plus, malgré quelques initiatives courageuses sous l’ancien régime, comme l’« atelier Varan », qui a permis de former quelques cinéastes noirs au milieu des années 1980, le cinéma est resté pour l’essentiel une affaire de Blancs. Ce n’est pas un hasard si même les sujets concernant la majorité noire, comme Carmen ou Tsotsi, sont encore le plus souvent réalisés par des Blancs. D’autant qu’ils ont toutes les chances d’être essentiellement vus par ces derniers dans le pays – les Noirs représentent 80 % de la population mais seulement 15 % des spectateurs dans les salles.
Quant à l’atout qu’aurait pu représenter l’existence d’une industrie locale déjà relativement puissante, et qui s’est beaucoup développée ces dernières années dans la région du Cap, il n’a guère joué. Car il s’agit toujours d’une activité plus adaptée à la réalisation d’uvres pour les productions étrangères, la télévision ou la publicité que pour le cinéma national, surtout s’il s’agit de films d’auteur qui requièrent des méthodes de fabrication plus artisanales qu’« industrielles ». Ce qui explique pour une bonne part que le nombre de films produit pour le grand écran reste très faible, en général inférieur à une dizaine par an, soit moins, par exemple, que le Maroc ces dernières années.
L’accumulation des succès dans les festivals, qui risque de ne pas se reproduire à une telle échelle avant longtemps, ne doit donc pas faire illusion. Il ne s’agit pas d’une soudaine « explosion » mais plutôt, comme le dit Jacques Bidou, coproducteur de Fools et de Zulu Love Letter, d’une « lente émergence d’un nouveau cinéma sud-africain ». Il est vrai néanmoins que l’avenir s’annonce prometteur. Car, petit à petit, la situation s’améliore sur tous les fronts. Des réalisateurs noirs commencent à s’imposer, comme Ramadan Suleman, un cinéaste volontiers « politiquement incorrect », ou, à un moindre degré, le lauréat du dernier Fespaco, Zola Maseko. De plus, ceci expliquant en partie cela, les autorités sud-africaines ont décidé à l’orée des années 2000 de soutenir le développement du septième art en dotant la NFVF, la Fondation sud-africaine pour la vidéo et le cinéma créée en 1997, de moyens nettement plus importants.
Reste sans doute, précise Jacques Bidou, à améliorer le système de formation des réalisateurs et des techniciens, à stimuler la création d’un réseau de distribution touchant la population noire et à mieux soutenir, avec un système de financement spécifique, les projets qui ne s’inscrivent pas dans la logique « industrielle » extravertie des studios du Cap. Une fois ces conditions remplies, on verra alors véritablement apparaître un cinéma sud-africain créatif et enraciné capable de concurrencer les meilleures cinématographies du sud de la planète.

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