Célibataires : la bombe à retardement

Le surplus de jeunes hommes sans attache familiale pourrait avoir de graves conséquences, y compris au-delà des frontières. Explication.

Publié le 18 avril 2006 Lecture : 4 minutes.

La tendance est porteuse de sérieuses difficultés politiques et sociales : au cours de cette décennie et de la suivante, le nombre des jeunes Chinois en âge de se marier sera supérieur d’environ 23 millions à celui des jeunes Chinoises. C’est ce que les démographes appellent a marriage squeeze, une bousculade pour le mariage. Ce surplus de jeunes hommes sans attache familiale risque de favoriser un développement de la criminalité et une explosion de la pandémie de sida et des autres maladies sexuellement transmissibles. Voire de constituer une menace pour la sécurité des autres nations. Pourtant, le gouvernement chinois n’a à peu près rien fait pour infléchir le cours du destin démographique.
La « bousculade » à venir est dans une large mesure le fruit de la politique de l’enfant unique mise en uvre dans le cadre général de la modernisation de la société chinoise. Cette politique s’est traduite par un effondrement spectaculaire du taux de fécondité : de 6 enfants par femme dans les années 1960 à 1,7 aujourd’hui.
Le problème est que les Chinois ont toujours préféré avoir des garçons plutôt que des filles. Et que cette singularité culturelle est loin d’avoir disparu. Or, depuis quelques dizaines d’années, les parents ont la possibilité, grâce à l’échographie et à la technologie des ultrasons, de connaître le sexe de leur enfant bien avant sa naissance. Résultat : le nombre des avortements visant spécifiquement les filles a très sensiblement augmenté. Les conséquences démographiques de ce phénomène sont désormais visibles. Dans la plupart des sociétés, le ratio entre les sexes, chez les bébés biologiquement naturels, est d’environ 105 garçons pour 100 filles. Ce qui, par la suite, se traduira par un nombre à peu près égal de jeunes hommes et de jeunes filles en âge de se marier. C’est le modèle normal quand l’intervention humaine ne vient pas contrarier la biologie. La Chine s’écarte sensiblement de ce modèle naturel depuis les années 1980. Ces dernières années, le ratio entre les sexes à la naissance y oscille entre 115-120 garçons pour 100 filles. Ce qui signifie qu’au sein d’une même génération un homme sur huit environ se trouvera « en surplus ». Ces hommes en surplus, les Chinois les appellent joliment des guang gun, des branches dénudées
Dans les sociétés du passé, l’existence d’un nombre important d’hommes sans attache familiale se traduisait souvent par l’instauration de systèmes politiques plus autoritaires. Et par de tangibles menaces de violence. Ces sociétés ont également été tentées d’utiliser cet excédent de mâles dans des aventures militaires ou la poursuite de politiques expansionnistes visant à développer des terres inexplorées ou à coloniser des régions voisines. Les tensions que suscite dans les grandes villes chinoises la présence d’un nombre très important de célibataires pourraient, demain, inciter les dirigeants à mobiliser cette main-d’uvre excédentaire pour chercher querelle à quelque autre pays, puis à l’envahir. Déjà, les autorités enrôlent à tour de bras dans l’Armée populaire de libération et la Police populaire armée (un corps paramilitaire) des jeunes gens pauvres et célibataires
Les conséquences sociales de cette sévère « bousculade pour le mariage » ne sont pas moins inquiétantes. En toute occurrence, des millions de jeunes Chinois pauvres et célibataires ne trouveront jamais à se marier. Beaucoup quitteront leur campagne natale pour une zone urbaine, où ils favoriseront le développement de la prostitution. Ce faisant, ils pourraient contribuer à étendre la pandémie de sida bien au-delà des limites où elle est aujourd’hui confinée, en constituant une sorte de relais entre populations à haut et à faible risque. On sait que ce sont ces « populations-relais » qui, au Cambodge ou en Afrique subsaharienne, ont largement contribué à la prolifération du sida.
En Chine, l’âge légal du mariage étant de 22 ans pour les hommes et de 20 ans pour les femmes, on peut estimer que quelque 23,5 millions de jeunes hommes seront dans l’incapacité de trouver une épouse au cours de la période 2000-2021, en raison du nombre insuffisant des jeunes femmes sur le marché du mariage. Ni une augmentation spontanée de l’âge moyen de la première union, ni un assouplissement du critère d’âge pour les jeunes femmes – afin d’augmenter l’offre – ne suffiront à réduire sensiblement le déséquilibre du marché.
Bien que ce chiffre de 23,5 millions soit supérieur à la population totale de la majorité des pays, il ne représente qu’une toute petite partie du 1,3 milliard de Chinois. Mais ces millions de « branches dénudées » appartiendront presque toutes à une génération née au cours d’une période d’à peine vingt ans. Elles seront de surcroît majoritairement concentrées dans les villes, au milieu d’une Chine encore largement rurale. L’excédent de garçons et la pénurie de filles made in China pourraient prochainement ne plus seulement constituer un sujet de préoccupation pour ce pays, mais pour le monde entier.

* Respectivement professeur de sociologie à la Texas A & M University et démographe à la Rand Corporation.

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