Apprentis sorciers

Au lieu d’utiliser leur puissance pour réduire les tensions au Moyen-Orient, Washington et Tel-Aviv continuent de souffler sur les braises de la haine. Sans se soucier des conséquences.

Publié le 18 avril 2006 Lecture : 6 minutes.

L’étonnant paradoxe de la scène internationale actuelle est que les pays les plus puissants du monde sont aussi ceux qui éprouvent les plus grandes peurs – et la peur leur fait perdre la tête. Au plan mondial, les États-Unis n’ont aucun rival militaire immédiat. Aucun autre État n’a le pouvoir d’intervenir n’importe où sur la planète – et loin dans l’espace – à bref délai. Les stratèges américains appellent cela la doctrine de la Frappe mondiale. De même, en termes de puissance militaire, à la fois conventionnelle et non conventionnelle, Israël n’a pas d’adversaire dans une vaste région, qui va de l’Asie centrale, par-delà le monde arabe, à l’Afrique du Nord et à l’Afrique centrale et orientale. Il possède un arsenal nucléaire de deux cents à trois cents ogives, au bas mot, ainsi que des missiles longue portée particulièrement efficaces. Comme Ariel Sharon, son ex-Premier ministre, aimait à le répéter, la sphère d’influence d’Israël s’étend jusqu’aux limites de vol d’un F-16.
Et pourtant, les États-Unis et Israël se comportent comme s’ils étaient sur le point d’être attaqués par un redoutable ennemi. Ils grondent et menacent, récriminent et tempêtent, bandent leurs muscles et brandissent leurs armes comme si leur existence même était en danger. Au lieu d’utiliser leur formidable puissance pour réduire les tensions et résoudre les conflits, comme ils le devraient, ils soufflent sur les braises de la colère et de la haine, apparemment sans se rendre compte que la déstabilisation qu’ils provoquent finira par les emporter eux aussi.
« Déstabilisation » est, en fait, un mot trop faible pour décrire la profonde perturbation de l’ordre mondial et régional que les États-Unis et Israël créent par leur violente hostilité à la République islamique d’Iran et au Hamas, que les Palestiniens se sont démocratiquement choisi comme gouvernement. La diabolisation et la calomnie, l’isolement international, les sanctions, les boycottages et les frappes militaires, ce ne sont là que quelques-unes des mesures et des menaces utilisées pour l’Iran comme pour le Hamas. Aux États-Unis, les groupes pro-israéliens tels que le puissant lobby Aipac et le Washington Institute pour la politique au Proche-Orient que l’Aipac a créé battent le rappel contre l’Iran. Israël, de son côté, mène une campagne mondiale pour le boycottage du Hamas. Shimon Pérès, le loup israélien déguisé en agneau, est allé jusqu’au Vatican pour persuader le pape de se joindre au boycottage.
Ces derniers jours, comme des groupes palestiniens continuaient leurs tracasseries à l’égard d’Israël en lançant quelques fusées artisanales inoffensives, Israël a multiplié les raids aériens et procédé à plus d’un millier de tirs d’artillerie sur le nord de la bande de Gaza, tuant au moins seize Palestiniens, dont plusieurs enfants. Il en a tué une cinquantaine et blessé bien davantage depuis les élections palestiniennes de janvier. « Nos opérations vont s’intensifier », a déclaré le ministre de la Défense israélien Shaul Mofaz. Le véritable scandale est que les riches pays arabes du Golfe ne lèvent pas le petit doigt pour aider le gouvernement palestinien.
En ce qui concerne l’Iran, on envisage sérieusement dans les strates supérieures les plus irresponsables du gouvernement américain des frappes aériennes et navales sur des centaines de cibles y compris en utilisant des armes nucléaires tactiques -, si l’on en croit Seymour Hersh, un journaliste américain généralement bien informé. Incapable de défendre ses propres valeurs, l’Union européenne s’est lamentablement associée à la pression sur l’Iran et au boycottage du Hamas. Joignant l’hypocrisie au « deux poids deux mesures », on fait chorus pour dire que le Hamas doit renoncer à la violence, reconnaître le droit à l’existence d’Israël et respecter les accords déjà passés. La vérité est que le Hamas observe une trêve depuis quinze mois malgré les attaques incessantes et les meurtres commis par les Israéliens. Il s’est déclaré prêt à participer aux négociations de paix avec Israël prévues par le Quartet qui, si elles étaient couronnées de succès, aboutiraient inévitablement à une reconnaissance mutuelle. Mais Israël refuse de négocier avec un gouvernement dirigé par le Hamas, a rompu tout contact politique avec lui, l’accuse d’être une « organisation terroriste » et a cessé de verser aux Palestiniens les quelque 50 millions de dollars mensuels qu’ils devraient percevoir sur les impôts et les droits de douane. Il va sans dire qu’Israël a violé tous les accords conclus avec les Palestiniens.
Hyperpuissants et pourtant morts de peur, les États-Unis et Israël agissent comme si la possession – et même l’usage – de cette force était la seule garantie de leur sécurité. Le dialogue et la diplomatie, les concessions mutuelles, la recherche ?d’un équilibre des pouvoirs, la médiation des institutions internationales, ils font fi de tous ces instruments traditionnels de règlement des conflits, faisant courir au monde un grave danger.
L’Iran affirme avoir enrichi de petites quantités d’uranium, dans un esprit de recherche, à un niveau de 3,5 % permettant de l’utiliser comme combustible nucléaire dans les centrales comme celle que les Russes sont en train de construire à Bushehr. Ce résultat obtenu par l’Iran représente-t-il une menace pour les États-Unis ou pour Israël ? Aucun expert objectif ne le pense, et certainement pas l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) et son directeur Mohamed el-Baradei, qui était la semaine dernière à Téhéran. Les États-Unis doivent-ils faire la guerre à l’Iran pour stopper son programme nucléaire ? Le New York Times, dont le langage est généralement mesuré, qualifiait de « pure folie » une telle éventualité.
L’Iran s’est engagé à ce que son programme nucléaire n’ait que des fins pacifiques. Il coopère étroitement avec l’AIEA. Il a signé le traité de non-prolifération nucléaire et le protocole additionnel, qui autorise les inspections fouillées et sans préavis des installations nucléaires. Aux termes du traité, l’Iran a parfaitement le droit de maîtriser le cycle d’enrichissement de l’uranium pour produire du combustible nucléaire. Même s’il voulait construire une arme nucléaire – ce qui n’est pas certain -, il lui faudrait encore de nombreuses années de recherche. Alors, pourquoi cette agitation ? Pourquoi cette hystérie ? Ressortant le vieux cliché, le général Dan Halutz, chef d’état-major israélien, a affirmé qu’un Iran nucléaire était « une menace non seulement pour Israël, mais pour le monde libre, démocratique, tout entier ». Il se faisait ainsi l’écho des propos enflammés de John Bolton, l’agité néoconservateur, sûrement le pire ambassadeur que les États-Unis aient envoyé à l’ONU.
La guerre en Irak, dont les néocons pro-israéliens s’étaient faits les avocats obstinés, est une catastrophe stratégique pour les États-Unis – et on n’en voit toujours pas la fin. Une guerre en Iran mettrait le feu à la région, déchaînerait dans le monde une vague de terrorisme antiaméricain et anti-israélien, exposerait les forces américaines en Irak et en Afghanistan à des attentats sanglants, susciterait une tension insupportable entre l’Europe et les États-Unis, compromettrait les livraisons de pétrole en provenance du Golfe et entraînerait une récession économique mondiale. Selon Zbigniew Brzezinski, l’ancien conseiller à la sécurité nationale du président Jimmy Carter, elle serait fatale au rôle que jouent les États-Unis dans le monde.
Washington devrait cesser ces rodomontades et engager avec Téhéran des pourparlers qui devraient permettre de nouer des relations diplomatiques, de prendre des garanties concernant la sécurité et de reconnaître la place importante de l’Iran dans le Golfe. Israël, de son côté, devrait parler avec le Hamas, et non pas chercher à le détruire. La paix et l’intégration dans la région sont beaucoup plus importantes que quelques kilomètres de territoire chapardés en Cisjordanie. Commentant l’annonce faite par l’Iran qu’il avait réussi à enrichir de l’uranium, Scott McClellan, l’attaché de presse de la Maison Blanche, déclarait, la semaine dernière : « C’est un régime qui a besoin de s’assurer la confiance de la communauté internationale. Mais il ne prend pas la bonne direction. » S’il avait été un peu plus lucide, il aurait fait cette remarque à l’intention de son gouvernement et de son allié israélien.

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