Vivons heureux, vivons cachés…

On en parle ouvertement entre copains, mais, avec les parents, la sexualité reste un sujet tabou. Ce qui n’empêche pas filles et garçons de vivre leurs émois amoureux de plus en plus librement.

Publié le 18 mars 2003 Lecture : 5 minutes.

«L’amour, ça ne se raconte pas ; ça se sent et ça se vit ! » Cette phrase d’un jeune étudiant résume l’attitude qui prévaut à l’égard de la sexualité, en Tunisie comme dans le reste du monde arabe. Ici, personne ne parle de sexe, mais il est partout ; en vertu de la notion très musulmane de sitr (l’« envoilement »), on se doit d’occulter la sphère du privé, et la sexualité plus spécifiquement. Il n’est donc pas étonnant que l’on ne dispose que de peu de sondages sur la question. Et lorsque des statistiques existent, elles sont faussées par des réponses ancrées dans le consensus d’une société qui continue à se définir comme traditionnelle, mais dont la pratique ne cesse de contredire le passé.
Ainsi, si l’on se fie à l’enquête fournie par le Centre de recherche et de documentation en matière de jeunesse, les Tunisiens entre 16 ans et 20 ans, tout en considérant que la sexualité est très importante, demeurent très conservateurs à son égard. Selon le Centre, les jeunes privilégient encore le modèle rigide qui interdit toute pratique sexuelle en dehors du mariage : 96,5 % des sondés pensent le mariage comme « refuge et sécurité », et 85 % le fondent sur l’amour. Ils sont 92,6 % à croire à la fidélité et 94,4 % affirment que la virginité est « un certificat de bonne conduite prénuptiale ». Voilà pour l’enquête publique. Toutefois, il suffit de faire un tour sur l’avenue Bourguiba, de recueillir les confidences d’étudiants issus d’un milieu ouvert pour aboutir aux affirmations contraires.
Samia, 22 ans, Tunisoise et fille de parents instruits, déclare sans ciller que la sexualité n’est plus un sujet tabou entre jeunes camarades : « On en parle comme on parle de bouffe, même si on s’efforce d’être discret par rapport à un entourage resté conservateur. » Idem entre frères et soeurs : « Je peux aller à la pharmacie acheter un préservatif à mon cadet, parce que je connais mieux que lui les précautions à prendre. » Aujourd’hui, on commence la vie sexuelle très tôt, vers 16 ans, affirme Samia. « En lisant des revues comme Star Club ou Miss, on apprend ces choses-là très vite et on ne s’empêche plus de les pratiquer. Personnellement, j’ai commencé à avoir des relations à l’âge de 20 ans. Je ne le regrette pas, ni ne le cache. Je suis sincère avec mes parents, qui n’ignorent pas cet aspect de ma relation avec mon ami. »
Mounir, 23 ans, étudiant et comédien à ses heures, regrette quant à lui que sa famille ne fasse pas preuve de la même tolérance à l’égard de sa soeur : « Mes parents ont vécu quatre ans ensemble avant leur mariage et ma mère trouve le moyen d’être conservatrice avec sa fille… » La sexualité est pratiquée pour le plaisir, confie-t-il également : « Je ne connais pas de type qui attende le mariage pour faire l’amour. Tout le monde sait que la drague mène au sexe, et celui-ci se conçoit parfaitement hors de l’union légale. » « Le rêve de la robe blanche existe toujours, renchérit Samia, mais il y a la logique du partenaire qui peut ne pas adhérer à l’institution du mariage, de même qu’il y a la peur de gâcher l’amour présent. » Celui-ci compte-t-il vraiment dans la relation sexuelle ? « Je crois moins à l’amour dans l’absolu qu’à des moments qu’on vit, répond Samia. Je suis romantique, sensuelle, et ça ne finit jamais mal avec mes ex. » Et d’ajouter, après un moment de réflexion : « En fait, je ne pense pas à des engagements sérieux, car j’ai d’autres priorités. Je ne rêve pas d’avoir un foyer, mais un avenir. » Mounir confirme que l’amour n’est plus une valeur sûre chez les filles : « Elles se sont rendu compte que le sentiment ne mène à rien, que les hommes sortent avec elles pour le plaisir, et elles se disent qu’il faut profiter sexuellement d’abord, matériellement ensuite. C’est aussi simple que ça. »
Le mythe de la virginité, si présent dans la mentalité locale, serait ainsi réévalué selon l’éducation et les fréquentations. On peut appartenir à un milieu conservateur, ou venir de l’intérieur du pays, et faire fi de la virginité, affirment les deux jeunes. Une étudiante peut se promener avec des pilules contraceptives dans son sac – « car c’est la mode actuellement », précise Mounir – alors qu’elle est encore vierge. On peut enfin se contenter de flirter, ou se faire recoudre l’hymen dans les cliniques ou hôpitaux, ce qui donne lieu à une pratique inédite : pour s’assurer de la réelle virginité de leur fiancée, certains hommes attendent désormais deux ou trois jours après la nuit de noces pour « consommer », car l’on dit que l’efficacité de l’intervention ne peut excéder les quarante-huit heures…
De fait, la liberté des moeurs n’empêche pas les garçons de conserver leurs préjugés vis à-vis de l’émancipation sexuelle des filles, ni de leur dénier le droit de disposer de leur corps. « En apparence, et pour appâter une camarade, explique Mounir, les garçons disent qu’ils n’ont rien contre celles qui choisissent d’avoir une vie sexuelle, mais ils restent angoissés, et ce sujet demeure sensible. Au fond, ils continuent de penser qu’une fille qui couche est une « pétasse ». Un gars sur cent acceptera de se marier avec une partenaire qui s’est laissé faire. » Cette hypocrisie masculine ne dissuade-t-elle pas la fille d’entreprendre l’acte sexuel ? « Personnellement, ça ne m’embête pas d’avoir une relation physique avec mon partenaire, déclare Samia. Il s’aperçoit avec le temps que je suis fidèle et que ce n’est pas parce que j’ai couché avec lui que je le ferai avec d’autres. »
Sans précautions, Mounir avoue aimer les garçons : « Il est à la mode d’être bisexuel, dans les milieux intellectuels. » Les doigts bagués, la voix fluette, il confie que cette frange marginale de la société a ses habitudes et ses lieux de rencontre. Si les homosexuels demeurent l’objet d’insultes et d’agressions, ils ne se cachent plus. On les voit s’afficher dans quelques clubs branchés de la banlieue Nord et dans un ou deux cafés du centre-ville, indique-t-il. « Personnellement, je n’ai pas de problème, mes amis le savent, mes parents doivent s’en douter, mais je reste discret. » Pas question de demander un statut particulier : « Il faut se respecter, c’est tout », pense Mounir, avant de conclure qu’il n’exclut en aucun cas de chercher la femme de sa vie : « Si je me marie, inch’allah, je renoncerai à toute relation avec un homme, car le sexe n’est pas tout. Et puis ce ne serait pas honnête de ma part. »
Sur l’avenue Bourguiba, Samia et Mounir ont rejoint la foule. Des jeunes déambulent, les uns reluquant silencieusement le beau sexe, les autres le poursuivant avec des sifflements, voire des mots obscènes ; des voitures s’arrêtent pour faire monter des autostoppeuses improvisées ; des provinciales en lune de miel foulent de leurs pieds au henné le sol de la capitale, après avoir exhibé dans leur village le drap maculé de la virginité ; quelques femmes voilées sont de retour et regardent tout ce monde avec mépris ; enfin, l’on devine qu’à tous les coins de rue des garçons attendent leur proie, en même temps que la nuit, pour rendre licite ce que Dieu a interdit, en vertu de cet adage ancien dont la tolérance égale l’hypocrisie : « Wa idha asaytoum fa’statirou » : « Si vous péchez, faites-le en cachette ».

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