Un repas insipide

Papa doit manger,de l’écrivain franco-sénégalaise Marie Ndiaye, se joue à la Comédie-Française. Tapage médiatique et spectacle abscons.

Publié le 18 mars 2003 Lecture : 5 minutes.

«Papa est revenu. » La voix est sûre. Elle cajole : « C’est moi, enfant. Je suis Papa et je suis revenu. » Puis l’homme insiste, comme pour se convaincre lui-même de cette paternité revendiquée avec une conviction suspecte, inquiétante. La fille, Mina, qui se tient sur le palier et bloque le passage, ne le reconnaît pas. Et pour cause : il a abandonné le foyer conjugal pendant dix ans.
Le décor est planté. Papa doit manger, la nouvelle pièce de Marie Ndiaye présentée dans la salle Richelieu de la Comédie-Française peut commencer. Avec Amina Touidjine (voir J.A.I n° 2194), Clotilde de Bayser, Rachida Brakni, Bakary Sangaré dans le rôle titre (voir J.A.I n° 2182) et mise en scène par André Engel.
Une fois dans la maison, l’inquiétude croît. On découvre l’existence d’une autre fille, la petite Ami, qui « parle dans la langue des carpes ». On discerne la dextérité avec laquelle ce Papa, qui s’appelle Ahmed mais qui veut qu’on l’appelle Aimé, allie tendresse et brutalité. Et au moment où un embryon de communication semble germer entre sa fille Mina et lui, le voilà qui dit : « N’êtes-vous pas un peu grosses et lourdes, mes filles ? Deux belles chattes gracieuses et pas trop nourries : c’était mon espoir, non, ma certitude. »
Papa exhibe son clinquant avec un mélange de faconde et de naïveté qui insupporte et fascine : « Je me suis littéralement transfiguré. Le chemin qui mène au délabrement, je l’ai suivi dans la direction opposée au sens commun. Je suis plus grand, plus svelte, plus lisse que je ne l’ai jamais été… J’ai agi et spéculé, j’ai soumis les événements à ma volonté et forcé l’existence à me traiter avec bienveillance. » En réalité, ce bluffeur au bagout incroyable n’a jamais quitté Courbevoie. Il ne doit sa mise impeccable d’homme d’affaires qu’à la sollicitude du frère de sa nouvelle compagne, qui lui a prêté ses vêtements. Alors dans quel but reprend-il contact avec son ancienne vie ? Pour escroquer son ancienne épouse. Cet être égotique, enfermé dans la fiction qu’il distille avec superbe, s’annonce comme un personnage déroutant et complexe. L’absence totale de remords, le cynisme évident qui semble être l’unique moteur psychologique du personnage et l’assurance outrancière qui le rendent antipathique d’entrée de jeu deviennent très rapidement les outils de fascination par lesquels il va exercer un réel pouvoir sur son entourage. À commencer par sa femme, qui retombe amoureuse de lui.
Ce Papa a parfois quelque chose de l’ogre ou du tueur échappé de La Nuit du chasseur, le film de Charles Laughton (1955), avec qui il partage l’ambivalence et le sens de la mise en scène. Qui est-il ? Un mari volage et un père irresponsable ? Un blessé de la vie réfugié dans un cynisme pathétique ? Un mélange de tout cela certainement, mais avec un petit plus qui ne va pas tarder à se révéler comme l’unique levier de ce drame familial : il est noir.
Le cinéaste américain Melvin Van Peebles dit, avec raison, que ses personnages noirs ont comme ses personnages blancs « le droit d’emprunter de l’argent et de ne pas le rendre ». L’intérêt du héros réside dans son destin singulier d’escroc minable ou de génie, non pas dans le fait qu’il soit porteur d’un quelconque « problème noir ». C’est bien ainsi que Marie Ndiaye doit l’entendre, puisqu’elle déclarait récemment au Nouvel Observateur qu’en créant Papa elle ne pensait pas à une figure emblématique.
Les protagonistes de sa pièce ne l’ont pas suivie dans cette logique. Car leurs relations ne sont pas des rapports d’individu à individu. Ils ne se voient qu’à travers les masques abstraits que sont « le Noir », « la France », « l’Étranger ». Les drames personnels, racontés sur ce mode, deviennent vites risibles. Quelques exemples : l’histoire d’amour entre Papa et Maman ? Papa dit sans rire que c’est pour se venger de la France. Une pauvre coiffeuse séduite et abandonnée, voilà la France. Quant à la mère, elle a toujours aimé les étrangers « parce qu’ils sont étrangers », nous dit sa fille. D’ailleurs, elle prête son salon à une chorale d’exilés. Ça explique tout. Exit l’amour.
Tout le monde comprend que M. Zelner, mari et père de substitution en l’absence de Papa, ait envie de casser la gueule à celui qui vient faire irruption dans sa vie avec un aplomb de braqueur. Tout le monde, sauf lui-même, qui fait semblant de découvrir une grande vérité, à savoir que le « Noir » aussi est haïssable, comme n’importe quel homme qui essaie de vous piquer votre famille. Et cela après une longue tirade où il nous expose ses tourments : « La couleur de sa peau m’a abusé… Il s’est mal comporté, soit. Mais un Noir, me disais-je, n’est pas responsable de ses actes, car un Noir est avant tout et essentiellement un victime. Il n’y a pas de Noir, me disais-je, qui soit coupable sur notre sol. » On fait des progrès conceptuels et théoriques en écoutant Zelner, M. le Professeur de lettres, car on apprend que la haine serait une affaire de « droit ». « Je croyais n’avoir pas le droit de le haïr », dit-il.
Tant de tourments pour un coup de poing avorté, voilà qui nous autorise à trouver suspects les états d’âme du professeur Zelner. Au fond, il est peut-être simplement question de l’état de ses muscles. Au lieu de nous assommer avec sa trouille métaphysique du Noir, il aurait été plus avisé de nous livrer une complainte sur la nécessité d’acquérir, entre deux lectures de Sartre, les rudiments du kung-fu. C’est dire comme on est loin de toute irruption passionnelle. Faute de ce ressort, on perd la trace du drame familial, et les idées sont trop diluées pour parler d’une pièce à thèse.
Les personnages de Papa doit manger sont ridicules dès qu’ils font mine de nous révéler quelque profondeur. On comprend donc qu’ils s’en tiennent à la surface. Peut-être est-ce cela que l’auteur a voulu, mais, au bout du compte, ils nous laissent à l’extérieur et nous surprennent surtout par leur indigence. Ils ne nous disent rien, dans tous les sens du terme. On peut affirmer indifféremment : « ils n’auraient jamais dû se rencontrer » ou « ils se sont bien trouvés ceux-là ». Mina le reconnaît : « Nous sommes tous un peu décevants. » C’est un euphémisme. Malgré tous leurs efforts, ils ne parviennent jamais à nous émouvoir. Le spectateur assiste, par-dessus le mur d’une étrange cour des miracles, à l’agitation d’estropiés qui s’évertuent désespérément à cacher une maladie honteuse. Leur bavardage sonne comme un étalage de mauvaise foi.
Marie Ndiaye, romancière dont le talent n’est plus à démontrer, et qui en est à sa deuxième expérience théâtrale après Hilda, avoue écrire du théâtre « comme une respiration entre deux romans ». Le spectateur, lui, reste en apnée.

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