Un goût d’inachevé

Le premier Conseil des ministres du gouvernement de réconciliation nationale s’est tenu le 13 mars à Yamoussoukro. Sans les représentants du RDR et des trois mouvements rebelles…

Publié le 18 mars 2003 Lecture : 8 minutes.

Un blindé léger surmonté d’une mitrailleuse pose tout de suite le décor et l’ambiance. Quelques mètres derrière, de solides gaillards de la Légion étrangère française, l’arme en évidence, le regard dissimulé derrière des lunettes de soleil, filtrent l’entrée de la Fondation Félix-Houphouët-Boigny pour la recherche de la paix, à Yamoussoukro, transformée, en ce jeudi 13 mars 2003, en camp retranché. Avec courtoisie mais fermeté, ils dirigent les arrivants, selon leur qualité, vers l’une des multiples portes d’accès du bâtiment.
À l’évidence, les badges officiels et les macarons délivrés par le service de presse de la présidence de la République n’ont pas suffi. À l’intérieur, des gendarmes français, épaulés par des collègues africains, dépêchés en Côte d’Ivoire par la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), procèdent à des fouilles corporelles. Le président intérimaire de la Commission de l’Union africaine (UA), Amara Essy, qui a le malheur d’arriver sur les lieux en compagnie de deux journalistes, n’y échappe pas.
« C’est le président de « l’Afrique », souffle un soldat ivoirien à l’oreille du jeune gendarme français.
– Président de quoi ?
– De l’Afrique.
– Ah bon ! »
Amara Essy est alors autorisé à baisser les bras. Il s’éclipse, sans un mot de protestation.
Yamoussoukro, gros bourg devenu capitale politique et administrative de la Côte d’Ivoire par la seule volonté du plus illustre de ses fils, Félix Houphouët-Boigny, accueille ce jour-là « le premier Conseil des ministres » du gouvernement de réconciliation nationale. L’événement a attiré du beau monde. Des diplomates, des membres du Comité international de suivi de l’Accord de Marcoussis (dans la banlieue parisienne), signé le 24 janvier par les protagonistes de la guerre civile qui déchire la Côte d’Ivoire depuis le 19 septembre 2002. Des leaders politiques, le Premier ministre Seydou Elimane Diarra, nommé le 25 janvier dernier dans l’enceinte de l’ambassade de Côte d’Ivoire en France. Et, bien entendu, le président Laurent Gbagbo, qui tient, par la même occasion, son premier Conseil des ministres hors d’Abidjan depuis son accession au pouvoir en octobre 2000.
Ce premier Conseil des ministres du gouvernement de réconciliation nationale a pourtant démarré ses travaux sans les ministres du Rassemblement des républicains (RDR) de l’ancien Premier ministre Alassane Dramane Ouattara et des trois mouvements qui animent l’insurrection armée contre le régime de Laurent Gbagbo. Après avoir confirmé leur présence à Yamoussoukro, le Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI), le Mouvement populaire ivoirien du Grand-Ouest (MPIGO) et le Mouvement pour la justice et la paix (MJP) ont également fait défection. Officiellement, à cause de problèmes de logistique. Tandis que les partisans de Ouattara ont invoqué, eux, des motifs de sécurité.
L’équipe gouvernementale devait comprendre 39 portefeuilles (auxquels seraient venus s’ajouter, au terme d’une procédure spéciale, les ministères sensibles de la Défense et de la Sécurité). Seuls 23 ministres se sont présentés ce 13 mars. « En attendant les autres, je souhaite la bienvenue aux présents », a néanmoins déclaré le président Gbagbo, après avoir fait observer une minute de silence à la mémoire des victimes de la guerre. « Bonne arrivée dans cette galère ! Quand on est dehors, on croit qu’on s’amuse au gouvernement. Les novices apprendront vite qu’il n’en est rien… »
La semaine avait pourtant bien commencé pour le numéro un ivoirien et son Premier ministre Seydou Diarra. Lundi 10 mars, Gbagbo signait, comme prévu dans le compromis de Marcoussis, une « délégation de compétences » au chef du gouvernement. Le décret comporte trois articles :

– Article 1 : En application des dispositions de l’article 53 de la Constitution, le président de la République délègue au Premier ministre, chef du gouvernement, les compétences en ce qui concerne l’initiative des actions, l’élaboration des avant-projets et projets de textes réglementaires, législatifs et constitutionnels à soumettre au Conseil des ministres dans les matières ci-après :
– le désarmement des forces rebelles ;
– le rétablissement de l’intégrité territoriale et de l’autorité de l’État sur l’ensemble du territoire ;
– la libération des prisonniers de guerre ;
– le rétablissement de la sécurité des personnes et des biens sur l’ensemble du territoire national ;
– la refondation et la restructuration des forces de défense et de sécurité ;
– l’amnistie des militaires détenus pour atteinte à la sécurité de l’État ;
– la réhabilitation et l’indemnisation des victimes de guerre ;
– la réinsertion des militaires démobilisés ;
– les mesures de redressement économique et la recherche du concours de la communauté internationale au processus de redressement économique.

la suite après cette publicité

– Article 2 : La délégation prend effet à compter de la signature du présent décret. Elle est valable pour une durée de six mois renouvelable. Le Premier ministre rend compte régulièrement au président de la République des avancements réalisés dans l’exécution de la mission à lui confiée au titre de l’article premier du présent décret.
– Article 3 : Le Premier ministre, chef du gouvernement, est chargé de l’exécution du présent décret qui sera publié au Journal officiel de la République de Côte d’Ivoire.

Le lendemain, mardi 11 mars, les quinze membres du Conseil national de sécurité se réunissaient à Yamoussoukro. Cet organe, créé d’un commun accord le 7 mars à Accra, capitale du Ghana voisin, est chargé de désigner les deux personnalités appelées à assumer les fonctions de ministre de la Défense et de la Sécurité dans la future équipe gouvernementale. En son sein, outre le président de la République et son Premier ministre, on retrouve le général Mathias Doué, chef d’état-major des Forces armées nationales de Côte d’Ivoire (Fanci) ; le général de brigade Touvoly Bi Zobo, commandant supérieur de la gendarmerie ; le contrôleur général Adolphe Baby, directeur général de la police. Mais aussi un représentant de chacun des partis politiques et mouvements armés présents en janvier dernier à Marcoussis, et le 7 mars à Accra. L’optimisme est de mise d’autant plus que le RDR et, surtout, les représentants de deux des trois mouvements de la rébellion (MPCI et MPIGO) se sont déplacés à Yamoussoukro, autrement dit en « territoire loyaliste ». Une première !
Dans la foulée, le président Gbagbo annonce la formation imminente du gouvernement, et même la tenue du premier Conseil des ministres pour le 13 mars. En dépit des désaccords survenus au sein du Conseil national de sécurité sur les noms des responsables de la Défense et de la Sécurité. Et malgré le refus catégorique du président de nommer trois ministrables présentés respectivement par le RDR (Kandia Camara, récusée pour le poste de ministre de la Famille, de la Femme et de l’Enfant), le MPCI (Louis Dacoury-Tabley, ex-ami et compagnon de route de Laurent Gbagbo) et le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (Dagobert Banzio).
Mercredi 12 mars, veille du grand rendez-vous, Seydou Diarra, d’ordinaire réservé, retrouve le sourire. Un coup de fil du secrétaire général du MPCI, en milieu d’après-midi, l’a convaincu qu’il tenait enfin le bon bout. Guillaume Soro appelle d’Accra (où il s’est rendu deux fois en l’espace d’une semaine) pour annoncer que son mouvement renonçait à présenter la candidature de Dacoury-Tabley. Puis il confirme l’arrivée de sa délégation à Yamoussoukro, pour le lendemain.
Même ambiance dans l’entourage du chef de l’État, qui déjeune en fin d’après-midi avec des proches et quelques invités. Gbagbo, ex-professeur d’histoire, est intarissable. Les blagues vont bon train, entre deux bouchées de quiche au fromage, d’escalope de mérou, de riz et de foutou avec de la Lokossoukoué (sauce gluante au poisson fumé) ou de la « sauce claire queue de boeuf », le tout arrosé de blanc (arthur metz) ou de rouge (côte de bourg)…
Dans la soirée, les mêmes (à quelques convives près) achèvent de dîner, lorsque le directeur du protocole d’État, Eugène Allou, débarque et communique au chef de l’État un fax parvenu quelques instants plus tôt au Premier ministre. Il s’agit d’une lettre du président du RDR, Alassane Ouattara. « Je voudrais vous remercier de m’avoir informé que le gouvernement de réconciliation nationale prévu par l’accord de Linas-Marcoussis sera formé le jeudi 13 mars 2003, et que le premier Conseil des ministres se tiendra le même jour à Yamoussoukro. Le RDR se réjouit de ce que cette étape importante dans le processus de réconciliation nationale et de retour à la paix dans notre pays soit franchie conformément aux décisions d’Accra. Je voudrais vous réitérer la volonté du RDR et, notamment, celle de ses cadres, membres du futur gouvernement, à travailler à la mise en oeuvre du programme de Marcoussis. Cependant, comme vous le savez, de nombreux cadres du RDR, dont ceux désignés pour faire partie du gouvernement de réconciliation nationale, se trouvent actuellement à l’extérieur du pays, compte tenu des nombreuses exactions et des tueries dont nos militants et cadres ont été victimes au cours des derniers mois. De ce fait, les ministres RDR ne pourront prendre part au premier Conseil des ministres prévu pour le jeudi 13 mars 2003 à 11 heures. […] Je vous saurais gré des dispositions que vous voudrez bien prendre afin de permettre la prise de fonctions des ministres RDR dans des conditions de sécurité satisfaisantes, indispensables à l’accomplissement de leur mission. »
La lecture de la lettre émousse quelque peu l’enthousiasme général. « Si des cadres du RDR refusent de venir à Yamoussoukro, il faut craindre que la branche armée de ce parti ne fasse pas le déplacement », commente un des convives. « Comment peuvent-ils ne pas venir alors que certains de leurs ministrables se trouvent à Abidjan, qu’ils n’ont jamais été inquiétés, et que d’autres ont pris part, quelques jours plus tôt, aux travaux du Conseil national de sécurité à Yamoussoukro ? » s’interroge un autre.
Jeudi matin, on apprend que les trois mouvements rebelles ont décidé, « pour des raisons de logistique », de s’inscrire aux abonnés absents. Même si les plus optimistes annoncent déjà leur présence en Conseil des ministres (ainsi que celle du RDR) pour le 20 mars, il faut regretter ces absences. Elles ont empêché les Ivoiriens de connaître plus tôt, et avec certitude, l’identité de leur nouveau ministre de la Communication : Guillaume Soro. Ainsi que le nom de son collègue de l’Administration territoriale (donc chargé, à ce titre, de l’organisation des prochaines élections) : le colonel Michel Gueu, lui aussi figure de proue du MPCI…

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires