Préjugés transatlantiques

L’antieuropéanisme américain existe, l’universitaire britannique Timothy Garton Ash l’a longuement étudié, de New York au Kansas.

Publié le 18 mars 2003 Lecture : 5 minutes.

Professeur à Oxford, en Angleterre, et à la célèbre Hoover Institution, aux États-Unis, l’universitaire britannique Timothy Garton Ash a entrepris une enquête sur « le changement d’attitude des Américains à l’égard de l’Europe dans la perspective d’une seconde guerre du Golfe ». Les observations qu’il a recueillies à Boston, New York, Washington et dans la « Bible belt », les États « bibliques » du Kansas et du Missouri, ont été publiées, le 13 février, dans la New York Review of Books, qui n’est pas vraiment une feuille à scandales. Elles sont édifiantes : « Pratiquement toutes les personnes auxquelles j’ai parlé sur la côte Est estiment que l’irritation contre l’Europe et les Européens est encore plus forte que lors de la dernière grande crise, au début des années quatre-vingt. »
« Cette irritation, commente Garton Ash, se retrouve aux plus hauts niveaux de l’administration Bush. Dans mes conversations avec plusieurs responsables de premier plan, j’ai constaté que, dans leur bouche, l’expression « nos amis européens » s’accompagne généralement d’une autre, moins gracieuse : « a pain in the butt » », qu’on pourrait traduire – poliment – par « ces casse-pieds ». Richard Perle, le président du Defense Policy Board, estime pour sa part que l’Europe a perdu ses « références morales » et la France sa « fibre morale ».
Les Européens sont souvent affublés de surnoms peu gratifiants : « Euros » (sous-entendu : il n’y a que le « fric » qui les intéresse), Euroids (allusion aux robots de bande dessinée) voire « peens » (esbroufeurs). « Leur image actuelle est facile à résumer, écrit Garton Ash : ils sont faibles, irritables, hypocrites, incapables de s’entendre, parfois antisémites et souvent antiaméricains. Leurs valeurs et leur colonne vertébrale se sont dissoutes dans le bain tiède d’un galimatias multilatéral, transnational, laïc et postmoderne. Leurs euros leur servent à s’offrir du vin, des vacances et des États-providence hypertrophiés plutôt qu’à financer leur défense. Désormais sur la touche, ils se moquent des États-Unis qui font le sale boulot en garantissant leur sécurité. Les Américains, à l’opposé, sont forts, ils défendent la liberté au nom des grands principes, ce sont des patriotes prêts à se battre pour le dernier État-nation vraiment souverain. »
« Les connotations sexuelles de cette imagerie sont évidentes, poursuit Garton Ash. Pour les Européens antiaméricains, les Américains sont des cow-boys simplistes et brutaux. À l’inverse, pour les Américains antieuropéens, les Européens sont des pédés ramollis. L’Américain est un mâle viril, hétérosexuel ; l’Européen est efféminé, impuissant ou castré. Militairement, l’Europe n’est pas… à la hauteur. À la fin d’une conférence que j’ai donnée à Boston, un vieux monsieur m’a demandé pourquoi elle « manquait de vigueur animale ». »
« L’imagerie sexuelle » est présente jusque dans l’analyse plus sophistiquée publiée par Robert Kagan dans l’influente Policy Review, sous le titre Power and Weakness (« Pouvoir et faiblesse »). « Les Américains viennent de Mars, écrit Kagan avec autosatisfaction, et les Européens de Vénus » – allusion à un livre à succès sur les relations hommes-femmes, dont le titre était Men Are from Mars, Women Are from Venus.
« Tous les Européens ne sont pas aussi nuls, ajoute cependant Garton Ash. Les Britanniques sont jugés quelque peu différents et parfois même meilleurs. Les conservateurs américains leur épargnent l’opprobre d’être des Européens à part entière – point de vue auquel la plupart des conservateurs britanniques, encore dominés dans leur tête par Margaret Thatcher, se rallieraient volontiers. Et Tony Blair, comme Thatcher avant lui et Churchill avant elle, est considéré à Washington comme une brillante exception à la règle européenne. »
Le pire est réservé aux Français. « Je ne m’étais jamais rendu compte à quel point la vieille habitude anglaise de casser du Français est répandue dans la culture populaire américaine, écrit Garton Ash. « Les Français, on leur a sauvé la vie deux fois, mais ils n’ont jamais rien fait pour nous », m’a par exemple confié Verlin « Bud » Atkinson, un ancien combattant de la Première Guerre mondiale, à l’Ameristar casino de Kansas City. En bavardant avec des lycéens et des étudiants du Missouri et du Kansas, j’ai découvert un étrange préjugé : les Français, selon eux, ne se lavent pas. « Je me sentais très sale », racontait un étudiant après un séjour en France. « Tu étais quand même plus propre que les Français », lui a rétorqué un de ses condisciples. »
La vedette des frog-bashers – des « matraqueurs de grenouilles » – est le directeur de la National Review Online, le très conservateur (il ne s’en cache pas) Jonah Goldberg. C’est lui qui a popularisé l’expression cheese-eating surrender monkeys, « singes capitulards bouffeurs de fromage » (voir J.A.I. n° 2198), qu’il a reprise d’une célèbre série télévisée, The Simpsons. « Il m’a raconté, écrit Garton Ash, que lorsqu’il a commencé à écrire des papiers antifrançais dans la National Review en 1998, il s’est vite aperçu que le créneau était porteur. Alors, c’est devenu son « truc ». » Goldberg se vante aussi d’avoir inventé le mot Euroweenies à partir du mot wiener, qui veut dire « saucisse ». Sous-entendu : les Européens ont une colonne vertébrale comme une saucisse, autrement dit, ils n’ont rien dans le ventre. Voir plus haut. Mais Garton Ash précise qu’il n’a même pas ce douteux honneur : le mot Euroweenies figurait déjà dans le titre d’un article de P.J. O’Rourke publié dans Rolling Stone (« Terror of the Euroweenies »).
Ces commentaires linguistiques n’occupent que le tiers des trois pages grand format qu’occupe l’article de Timothy Garton Ash dans la New York Review of Books. Il souligne d’ailleurs que « l’antieuropéanisme est loin d’être une obsession américaine. En fait, l’attitude populaire dominante à l’égard de l’Europe est une indifférence plutôt bienveillante, jointe à une profonde ignorance ». Au Kansas, on ne sait même pas où se trouve l’Europe.
La suite de l’article analyse les sentiments et les positions d’auteurs et de personnalités politiques plus dignes de considération. De ceux-là, il écrit : « Ce qui est frappant avec les Américains qui critiquent ouvertement l’Europe, c’est qu’en général ils ne sont ni ignorants ni indifférents. Ils connaissent l’Europe – la moitié d’entre eux semblent avoir fait leurs études à Oxford ou à Paris – et évoquent à tout propos leurs amis européens. De même que la plupart des Européens qui critiquent les États-Unis jurent leurs grands dieux qu’ils ne sont pas anti-américains (« Ne vous y trompez pas, j’aime beaucoup ce pays et les gens qui y vivent »). Ils affirment presque invariablement ne pas être antieuropéens. »
Sur le fond, cependant, le « sens de l’Histoire » ayant été ce qu’il a été depuis la fin de la guerre froide, les conclusions de Timothy Garton Ash ne sont pas optimistes et rejoignent celles de Francis Fukuyama à propos de la « fracture » entre les États-Unis et l’Europe (J.A.I. n° 2189-2190). Garton Ash parle, lui, de « spirale de défiance mutuelle » et conclut : « L’antieuropéanisme américain existe. Et ceux qui en sont porteurs sont les hirondelles d’un été qui sera long et pénible. »

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