Peut-on sauver Khalifa ?

Face aux déboires du premier groupe privé du pays, partenaires, employés et même clients refusent d’envisager le pire. Et se mobilisent.

Publié le 18 mars 2003 Lecture : 7 minutes.

«La fin de l’empereur d’Algérie » titrait à la une un quotidien arabophone algérien, le 4 mars, à propos des déboires de Rafik Abdelmoumen Khalifa, patron d’El Khalifa Bank, première banque commerciale privée du pays, à la tête de laquelle les autorités monétaires algériennes ont placé un administrateur, le 27 février.
L’affaire a fait couler beaucoup d’encre, et la plupart des journaux d’Alger, prolixes comme à leur habitude en supputations, n’y sont pas allés par quatre chemins. À les lire, on arrive à la conclusion que le groupe Khalifa serait en train de sombrer aussi vite qu’il s’est développé. Pourtant, les choses sont loin d’être aussi simples.
Certes, le voyageur débarquant à l’aéroport d’Alger ne retrouve plus la dizaine d’appareils portant les couleurs de Khalifa Airways, autre filiale du groupe éponyme, alignés sur le tarmac. À peine en voit-on un ou deux. La suspension, le 27 novembre 2002, des opérations de commerce extérieur d’El Khalifa Bank n’a pas été sans conséquence sur la compagnie aérienne, qui s’est retrouvée dans l’impossibilité d’opérer des transferts pour régler ses factures. Une grande partie de la flotte de Khalifa Airways (une trentaine d’aéronefs) étant en leasing, quatorze avions ont été récupérés par leurs propriétaires, dont une dizaine pour un seul bailleur turc. D’autres appareils, loués chez Lufthansa, ont été maintenus à la dernière minute grâce à une mystérieuse garantie bancaire obtenue auprès d’une institution financière étrangère. Mais cette aubaine n’a pas pu éviter de fortes perturbations dans la programmation des vols.
On ne croise plus grand monde dans les agences de Khalifa Airways, où l’information sur les horaires, désormais fort élastiques, est sujette à caution. Le 10 mars, tous les vols domestiques desservant une vingtaine de villes algériennes ont été annulés, la compagnie ayant décidé de se concentrer, ce jour-là, sur les lignes internationales.
En revanche, et aussi surprenant que cela puisse paraître, les agences d’El Khalifa Bank ne désemplissent pas. Et les gens ne viennent pas tous retirer leur épargne. « Je n’ai aucune crainte. L’administrateur nommé n’est pas un liquidateur. Au contraire, cela nous rassure davantage », déclare ce client, croisé dans l’agence El-Djazaïr d’Alger, pendant qu’il remplissait un bordereau de remise de chèque.
« Les clients sont fidèles. Il n’y a pas eu de panique. Les gens comprennent bien qu’il ne s’agit pas d’une liquidation », explique Abderrahmane Yassa, le fondé de pouvoir principal de l’agence. âgé de 26 ans, titulaire d’un diplôme de l’ENA complété par des études comptables, il a obtenu à El Khalifa Bank son premier emploi. « Nous soutenons sans réserve notre PDG. Il est le seul à avoir donné une chance aux jeunes et à leur faire confiance. »
Mais cet optimisme n’est pas général. À Oran, à Aïn Defla ou à Annaba, les épargnants ont été pris de panique lorsqu’une rumeur, infondée, de dépôt de bilan du groupe Khalifa a fait le tour du pays. Les cadres de la banque essayent, tant bien que mal, de rassurer les clients.
Cependant, l’avis de Yassa exprime bien le sentiment dominant chez les employés de l’établissement comme chez les jeunes Algériens. Savoir d’où vient l’argent leur importe peu. En revanche, ils insistent sur le fait que le groupe a osé investir en Algérie dans des circonstances risquées. Il a bousculé la bureaucratie et allégé les pesanteurs sociales. Avec Khaled et Cheb Mami, superstars de la musique raï, Rafik Abdelmoumen Khalifa est devenu, en quelques années, le modèle à suivre. D’autant qu’il a traduit en actes sa volonté de donner une autre image de l’Algérie. Au plus fort de la pénurie d’eau, il a offert deux stations de dessalement d’eau de mer à la ville d’Alger. Il a multiplié les opérations de mécénat pour les activités culturelles et sportives, et créé quatorze mille emplois dans un pays où un jeune sur deux est au chômage. Quand, en février dernier, le groupe a annoncé une campagne de recrutement pour les besoins de ses filiales, des milliers de diplômés, d’ouvriers, de cadres d’entreprises et de fonctionnaires ont fait la queue, dès l’aube, devant le siège du groupe Khalifa, à Chéraga, à l’ouest d’Alger.
Depuis que le groupe a officiellement annoncé le gel de toutes les opérations de sponsoring, le milieu sportif algérien est inconsolable. Une grande majorité des clubs de football de première et deuxième divisions fonctionne avec des budgets financés à hauteur de 50 % par les subsides consentis par Abdelmoumen Khalifa. Ce dernier a signé un contrat de partenariat avec la Fédération algérienne de football (FAF) et avec le Comité olympique algérien (COA), les soulageant de tous les aspects logistiques dans l’organisation du calendrier des équipes nationales, toutes catégories et tous sports confondus. « C’est un coup dur pour le football algérien, mais aussi pour le groupe Khalifa, qui a beaucoup fait pour le sport et l’économie du pays, déclare Mohand Cherif Hanachi, président de la Jeunesse sportive de Kabylie (JSK), détentrice des trois dernières éditions de la Coupe de la Confédération africaine de football (CAF). Notre équipe est prête à porter encore longtemps ses couleurs, et à titre gracieux. »
Pour Said Allik, président de l’USM Alger, club qui a les faveurs des quartiers populaires de la capitale, « les difficultés du groupe Khalifa constituent pour nous un véritable casse-tête en matière de transport, d’autant que notre équipe est engagée en Ligue des champions d’Afrique et doit se déplacer, fin avril, en Gambie. Cela dit, nous ne lâcherons pas Khalifa, un partenaire loyal et très généreux. »
Dans les milieux politiques, c’est évidemment l’attitude du gouvernement, et surtout celle d’Abdelaziz Bouteflika, qui suscite des interrogations. Pourquoi n’a-t-on pas cherché, comme c’est le cas dans les pays développés, une solution avant que l’affaire n’éclate au grand jour ? Quelles seraient les conséquences d’un krach Khalifa sur l’élection présidentielle de 2004, à laquelle Bouteflika songe à se présenter pour briguer un second mandat ? Y a-t-il, comme le suggère le quotidien L’Expression, proche du chef de l’État, des interférences maffieuses dans cette affaire ? À ce stade de l’enquête, il est difficile de répondre.
Toujours est-il que Bouteflika trouve là l’occasion de démentir les allégations de certains journaux français assurant qu’il était le « parrain » de Khalifa. Mais l’affaire est trop grave pour être réduite à des supputations journalistiques. L’enjeu est surtout économique et financier. Un krach serait fatal pour la place financière d’Alger. Mais on n’en est pas encore là.
Certains banquiers locaux se disent plutôt confiants. L’administrateur provisoire, Mohamed Djellab, jusque-là directeur général adjoint du Crédit populaire d’Algérie (CPA, banque publique), contribuera au sauvetage d’El Khalifa Bank, affirment des experts financiers. « Djellab est un banquier honnête, compétent, et dont les décisions sont pondérées », assure un de ses confrères.
Un administrateur n’est pas un liquidateur. En tout état de cause, une décision de liquidation serait d’ordre politique. Si les dérapages ayant provoqué la mesure conservatoire de la Commission bancaire relèvent plus de la faute intentionnelle que de l’incompétence, les pouvoirs publics seront obligés de donner un signal fort aux investisseurs quant à leur volonté de réformer le secteur financier en appliquant rigoureusement la loi. Il en va de la crédibilité du gouvernement d’Ali Benflis et de son programme de réformes économiques, notamment celle du secteur bancaire.
Dans l’entourage du tycoon algérien, on assure que les problèmes sont liés à une crise de croissance. Lors d’une conférence de presse donnée, le 4 mars, au siège de Chéraga, Djaouida Djazaerli, considérée désormais comme le numéro deux du groupe (et futur numéro un ?), a parlé d’une erreur de jeunesse qui ne se reproduira plus. « Tout rentrera dans l’ordre avant la fin de l’été », a-t-elle assuré.
Gros client d’El Khalifa Bank, un industriel algérien, conscient de la gravité de la situation, en appelle à une véritable intervention salvatrice du gouvernement. « Les premières années de croissance d’un groupe sont difficiles sur le plan de la trésorerie, et il faut envisager, d’une façon ou d’une autre, un soutien approprié pour aider ceux qui ont tant investi dans leur pays. » Des personnalités de la société civile ont même créé une association, « Pour la sauvegarde du groupe Khalifa », afin de mobiliser l’opinion.
Croissance. C’est sans doute le mot-clé de cette crise. Confiant en sa bonne étoile, Rafik Abdelmoumen Khalifa s’est lancé dans une expansion démesurée et mal gérée. Ni lui ni ses gestionnaires n’ont fait la distinction entre l’argent d’une filiale et celui d’une autre. Une telle confusion est lourde de conséquences. Surtout pour un banquier censé gérer les fonds du public.
À première vue, Rafik Abdelmoumen Khalifa ne semblait pas disposer de capacités de management susceptibles de maîtriser une croissance aussi forte. Ni de suffisamment de liquidités pour faire face à une hémorragie dans le portefeuille clients de Khalifa Bank. Conscient de cette lacune, il a opéré, dès les premières difficultés du groupe, un véritable chambardement dans le staff de l’ensemble de ses filiales. Il faut dire que le jeune milliardaire a précipité la diversification des activités du groupe, en Algérie et à l’international, et s’est lancé simultanément dans une multitude de métiers différents : banque, aviation, BTP, informatique ou audiovisuel. Or Rafik Abdelmoumen Khalifa était entouré de « gestionnaires » recrutés en raison de leur loyauté et non sur des critères de compétence. « Il aurait fallu les deux », note un de ses amis, qui a toujours refusé de rejoindre son équipe.
De fait, l’homme d’affaires algérien déléguait beaucoup et se trouvait le plus souvent en Grande-Bretagne ou aux États-Unis. Au cours des douze derniers mois, il ne se serait rendu à Alger, pourtant siège de l’essentiel de ses activités, qu’une fois par mois en moyenne. Et n’y est pas retourné depuis le début de l’affaire. Une absence que d’aucuns commencent à trouver un peu longue…

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