La fin d’un monde

Publié le 18 mars 2003 Lecture : 4 minutes.

Après quinze jours passés à Bagdad, les langues commencent à se délier. Oubliées les précautions oratoires, mes interlocuteurs se confient plus volontiers. Les chiites, par exemple. Parce qu’une violente révolte l’a secouée au lendemain de la guerre de 1991, cette communauté, qui représente 60 % de la population, est l’objet, à l’extérieur, de toutes les spéculations. À Washington, dès l’automne dernier, certains experts du Pentagone envisageaient une rupture irrémédiable entre les chiites irakiens et le régime, dès l’entrée des forces américaines à Bagdad. « Nous serons accueillis par des acclamations dans les quartiers chiites », disaient-ils. L’avenir confirmera-t-il ce pronostic ? Impossible à dire. Tout le monde ici n’est d’accord que sur un point : le rideau va tomber sur le long règne du parti Baas, et de formidables secousses vont se produire. Apparemment, de très nombreuses familles sont armées. « On n’imagine pas les moyens dont nous disposons », me confie un notable chiite. Nul doute, selon lui, que c’est contre le régime que sa communauté va se mobiliser. Pour le remplacer par quoi ? Ses réponses suggèrent plutôt une dissidence : les chiites, dont la doctrine originelle met en cause la légitimité de tout pouvoir temporel, s’adapteront aux circonstances, m’explique mon interlocuteur.
Pourtant, d’autres voix se font entendre au sein de la communauté. À les écouter, on pressent des déchirements futurs. Pour certains, la voie est tracée : celle de la Révolution islamique iranienne. Des arrangements ont-ils été conclus, comme on l’affirme à l’étranger, entre le parti el-Da’wa, qui a sa base arrière en territoire iranien, et le Conseil de la Révolution islamique, membres de l’alliance des oppositions basées à Washington et à Londres ? Impossible à vérifier depuis Bagdad, mais certains ne doutent pas une seconde qu’une large fraction de la communauté chiite se tournera vers le pays voisin, ne serait-ce que parce qu’il est assez puisant pour la protéger…
Mais d’autres soutiennent passionnément le contraire : « Comment ne pas se souvenir que, lors de la guerre contre l’Iran, les chiites irakiens sont restés massivement fidèles à leur pays, alors que de prétendus experts occidentaux prédisaient leur ralliement à la révolution khomeiniste ? » Ils rappellent que c’est dans la communauté chiite que les partis nationalistes et le Parti communiste recrutaient jadis l’essentiel de leurs militants. Leur argument est simple : ils sont arabes, irakiens, patriotes et d’autant moins disposés à se laisser absorber ou contrôler par l’Iran qu’ils ne rejettent pas la modernisation de la société imposée – à quel prix ! – par le régime baasiste.
On l’aura compris : c’est l’unité future du pays qui est en jeu. Naturellement, tous les Irakiens ne sont pas informés des plans américains pour l’après-guerre. Ils ne savent pas que Washington a l’intention d’octroyer une autonomie très étendue à chacune des trois grandes communautés – sunnite, chiite et kurde -, de mettre en place un gouvernement central faible et de prendre le contrôle, directement ou non, des immenses ressources énergétiques du pays. Mais ils ont sous les yeux l’exemple de la région kurde, dans le nord du pays. Désormais « autonome », celle-ci est protégée par une « zone d’exclusion aérienne » que surveille l’aviation américaine. Des antennes de l’US Army y ont également été implantées.
La communauté kurde est aussi très présente dans les villes du centre du pays, à Bagdad surtout. C’est elle qui, pendant les douze années de blocus, assura l’essentiel des échanges extérieurs du pays. Et mit en place la majorité des trafics, pourtant fermement prohibés par le « comité des sanctions » onusien.
Les Kurdes en sont certains : dans la foulée des Américains, l’armée turque s’apprête à franchir la frontière. Ankara souhaite en effet s’assurer que les États-Unis tiendront leur promesse d’empêcher la naissance d’un État kurde indépendant. Certains souhaitent ouvertement en découdre et préparent des appels à la révolte. D’autres envisagent de tendre la main à leurs frères « turcs » du PKK. Combien rêvent d’un Kurdistan réunifié et indépendant, par-delà les frontières actuelles ?
L’État irakien est-il condamné ? Peut-être pas, mais la fin de la prépondérance sunnite paraît, en revanche, inévitable. Pour cette communauté, le plus grand péril réside sans doute moins dans le désir de revanche des chiites et des Kurdes que dans ses divisions internes : les principales tribus n’ont pas toutes, il s’en faut, apporté le même soutien au régime baasiste. En cas d’invasion américaine, les rivalités pourraient avoir de lourdes conséquences.
Imperceptiblement, l’atmosphère à Bagdad a changé. Les conversations y sont plus ouvertes, les propos plus libres et les contraintes moins pesantes qu’avant. En même temps, des menaces apparaissent que, naguère, le régime savait combattre efficacement. Dans le nord du pays, des groupes réputés wahhabites sont passés à l’action. En d’autres temps, ils auraient été impitoyablement éliminés. Aujourd’hui, ils n’hésitent pas à interdire par la violence les mariages entre filles et garçons de confessions différentes ou à attaquer les chrétiens à la sortie de la messe…
L’Histoire dira peut-être que cette avant-guerre a marqué la fin de la grande aventure du parti Baas. Avec ses terribles violences comme avec ses audaces politiques. Socialisme, nationalisme et laïcité étaient sa trilogie. Le premier a tout simplement disparu du paysage : personne, dans le parti, n’en parle plus. La dernière n’est pas vraiment en meilleure position : l’heure est au repli sur les solidarités élémentaires, celles des familles, des tribus et des communautés, et à la montée de l’islam, dans ses versions différentes, ultime recours d’un peuple qui s’apprête à vivre sous les bombes et sous une occupation étrangère. « On ne pourra plus se dire baasiste, disent aujourd’hui d’anciens membres du parti, mais on pourra toujours se dire nationaliste, car tous les Irakiens, en dépit de leurs différences, savent qu’ils appartiennent à une nation. »

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