Dommages collatéraux

Avant même le lancement du premier missile, le conflit a déjà fait trois victimes : les Nations unies, le Premier ministre britannique Tony Bair et… le prestige international de l’Amérique.

Publié le 18 mars 2003 Lecture : 5 minutes.

LA CRISE IRAKIENNE approche de son paroxysme. La diplomatie est à bout de course et, sauf miracle, les États-Unis entreront en guerre dans les jours prochains, sans l’autorisation du Conseil de sécurité de l’ONU. Trois mille bombes et missiles seront lancés sur l’Irak dans les premières heures de la campagne, tandis que des colonnes de blindés fonceront sur Bagdad et que des troupes aéroportées seront larguées en divers points du pays. L’objectif affiché est d’administrer un choc si violent et si dévastateur que le régime irakien n’y survive pas.
Mais avant que résonne le son des canons, quelques problèmes diplomatiques restent en suspens. Allié numéro un de l’Amérique, Tony Blair, le Premier ministre britannique, se retrouve dans une situation très délicate. L’appui sans réserve qu’il a apporté à la guerre de George W. Bush a semé la consternation au sein de sa propre formation, le Parti travailliste, mais aussi dans l’opinion : dans leur grande majorité, ses compatriotes jugent la prochaine opération militaire dangereuse, injustifiée et illégale. Aux abois, le chef du gouvernement cherche une formule de compromis. Mais ses propositions ont eu pour résultat essentiel d’exaspérer les faucons de Washington, au premier rang desquels Donald Rumsfeld, le secrétaire à la Défense, qui n’a pas caché que les États-Unis peuvent fort bien se passer de l’aide britannique, sans pour autant convaincre les antiguerre, emmenés par la France et la Russie.
Si la guerre n’est pas un succès triomphal, l’une de ses premières victimes pourrait bien être les « relations spéciales » américano-britanniques. L’opinion risque en effet de se mobiliser pour contraindre Blair, ou son successeur, à prendre ses distances avec Washington et à s’aligner plus fermement sur les partenaires de l’Union européenne.
Autre conséquence prévisible de la crise : la domination presque sans partage exercée par l’Amérique depuis l’effondrement de l’Union soviétique, il y a une douzaine d’années, sera à l’avenir de plus en plus contestée. Une alliance a pris corps entre la France, l’Allemagne et la Russie, prudemment soutenue par la Chine. Son objectif est de contrebalancer la puissance américaine en instaurant un monde « multipolaire ». Sa raison d’être est l’inquiétude soulevée, dans le monde entier, par le comportement néo-impérialiste et les ambitions de l’administration Bush. Ce qui, en premier lieu, est en cause, c’est la nouvelle doctrine américaine d’action préventive. Autrement dit le droit que les États-Unis prétendent s’arroger d’attaquer un pays non parce qu’il représente une menace immédiate, mais parce qu’il pourrait, le cas échéant, en constituer une à l’avenir.
Deux diplomates américains ont déjà démissionné : John Brown, du département d’État, et John Brady Kiesling, conseiller politique auprès de l’ambassade à Athènes. Dans sa lettre au secrétaire d’État Colin Powell, le second écrit : « La politique qu’on nous demande de défendre est incompatible avec les valeurs et avec les intérêts américains. Notre acharnement à vouloir faire la guerre à l’Irak nous conduit à passer outre à une légitimité internationale qui, dans le passé, a été la meilleure arme de l’Amérique. Nous sommes en train de démanteler le réseau de relations internationales le plus vaste et le plus efficace que le monde ait connu. »
Autre probable victime de la guerre qui s’annonce : les Nations unies, et, en particulier, le Conseil de sécurité. En engageant la guerre sans l’autorisation de ce dernier, les États-Unis mettront l’organisation « hors circuit », portant un nouveau coup à son autorité et à son statut de garante de la paix mondiale.
Les armes effrayantes que les États-Unis se proposent d’utiliser contre l’Irak vont nécessairement provoquer de lourdes pertes dans la population civile. Un mouvement de colère contre l’Amérique est donc à prévoir dans le monde arabo-musulman, voire, pourquoi pas, une exaspération de l’opinion nationaliste et islamique telle qu’elle conduise à de nouveaux attentats contre des cibles américaines : dans ce cas, aucun Américain ne sera plus en sécurité nulle part. Le 10 mars, des journaux égyptiens ont publié un communiqué de chercheurs de l’université El-Azhar invitant les Arabes et les musulmans à se défendre et à défendre leur foi. « Selon le droit islamique, si l’ennemi foule la terre musulmane, le djihad devient un devoir pour tout musulman et toute musulmane », indique le communiqué.
La guerre de l’Amérique contre l’Irak est d’abord une guerre pour le pétrole. La première mission des troupes américaines sera donc de prendre le contrôle des puits et des gisements. L’administration Bush a fait savoir qu’elle garderait le pétrole irakien en réserve pour le peuple de ce pays. Reste à savoir ce que cela signifie et si ce sont les Américains ou les Irakiens qui exploiteront le pétrole irakien après la guerre. On ne sait pas non plus si des concessions importantes seront attribuées à des compagnies étrangères, mais, dans ce cas, il est vraisemblable que les américaines se tailleront la part du lion.
Il est d’ores et déjà évident que les États-Unis ont bien l’intention de garder pour eux l’essentiel des profits provenant de la reconstruction de l’Irak. L’administration Bush a demandé à de grandes sociétés américaines, telles Bechtel et Halliburton, de faire des offres en vue de gigantesques contrats de reconstruction (de l’ordre de plusieurs centaines de millions de dollars), qui seront vraisemblablement payés sur les futurs revenus pétroliers de l’Irak. Tout cela sent un peu le copinage : le vice-président Dick Cheney n’a-t-il pas été pendant cinq ans le directeur général de Halliburton ?
La guerre contre l’Irak va probablement exacerber un certain nombre d’autres conflits. La Turquie, par exemple, n’a pas caché son intention d’occuper le nord de l’Irak pour couper court à toute velléité d’indépendance des Kurdes, et, en particulier, pour les empêcher de s’emparer des gisements pétroliers de Kirkuk et de Mossoul. Des affrontements entre troupes turques et peshmergas kurdes, farouchement attachés à l’autonomie de fait dont leur région bénéficie depuis dix ans, sont à craindre.
Par ailleurs, des émeutes pourraient avoir lieu dans un certain nombre de capitales arabes. Exaspérée par la passivité de ses dirigeants face à l’agression américaine, la population risque de se soulever contre les régimes en place. En Égypte, par exemple, la crise irakienne pourrait entraîner une confrontation entre l’armée et les mouvements islamistes. Mais aucun pays arabe ne sera à l’abri, et la Jordanie moins que tout autre.
Bien sûr, l’onde de choc sera immédiatement ressentie dans les territoires palestiniens occupés. Rejetée par le Premier ministre Ariel Sharon et mise sous le coude par Washington, la « feuille de route » vers l’indépendance palestinienne établie par le Quartet (États-Unis, Union européenne, Russie et ONU) est pratiquement tombée aux oubliettes. Israël poursuit ses incursions brutales en territoires palestiniens, prolonge son occupation et continue de détruire maisons et infrastructures, quand il n’assassine pas les militants palestiniens. Mais il est à craindre que, sous le couvert de la guerre, Sharon soit tenté d’aller encore plus loin. Par exemple, qu’il ne fasse tuer Yasser Arafat, ou, dans le meilleur des cas, qu’il le contraigne à l’exil. Il pourrait chercher à expulser une partie de la population palestinienne au-delà de la barrière de sécurité en construction, ou, pis encore, vers la Jordanie ou le Liban.
Un groupe d’associations charitables, de syndicats professionnels et de partis politiques palestiniens a lancé un appel à l’aide à l’opinion mondiale. Rien n’indique, pour le moment, que cet appel ait été entendu.
(Voir aussi pp. 37-40 et 83-87.)

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