Bien dans leur peau

À l’université ou au bureau, les jeunes filles profitent aujourd’hui pleinement de la liberté conquise pour elles par leurs mères.

Publié le 18 mars 2003 Lecture : 4 minutes.

Dire que la Tunisie se conjugue au féminin n’est plus un scoop, mais plutôt un constat qui se vérifie, notamment, à travers sa jeunesse. Il suffit d’observer la rue : les demoiselles ont la silhouette juchée sur de hauts talons ou moulée dans un jean, la chevelure parsemée de mèches blondes, le regard qui ne se baisse plus. Elles ont entre 20 ans et 30 ans, circulent dans les bureaux comme sur les chantiers, dans les enceintes universitaires comme sur les plateaux de télévision ou les terrains de sport.
Cette présence visible des jeunes Tunisiennes se confirme d’abord dans les statistiques : la population féminine augmente plus vite que la population masculine. Son taux d’accroissement annuel moyen s’est élevé à 2,29 % entre 1966 et 1999, dépassant celui de l’autre sexe (2,21 %). Mais elle s’explique surtout par le fait que ces jeunes filles ont pris possession de l’espace public, notamment grâce à l’éducation. Quasiment absentes de la sphère éducative hier, elles y ont aujourd’hui rattrapé, voire dépassé, les garçons. Elles sont majoritaires dans l’enseignement secondaire public depuis 1997 et dans les universités depuis 1999, alors qu’elles ne représentaient que 20 % des effectifs d’étudiants au début des années quatre-vingt.
Qui dit éducation dit travail. Et les jeunes femmes sont désormais présentes dans des domaines d’activité à haute qualification comme l’enseignement, la santé ou les sciences de la vie, où elles représentent entre 25 % et 50 % des emplois. Certes, elles ne sont pas légion aux postes de prise de décision en raison de leur âge, entre autres. Plus inquiétant, elles sont de plus en plus touchées par le chômage. En effet, la proportion des chômeuses de 18 ans à 29 ans était de 30 % en 1997, contre 22 % en 1984, le phénomène s’observant surtout chez celles dont le niveau d’études est le plus élevé. Pour autant, les jeunes Tunisiennes ne dramatisent pas. Ou du moins, pas encore. Jouissant de leur liberté nouvelle, elles ont soif de savoir, de voyages, d’événements insolites, comme si elles voulaient vivre tout ce que leurs aînées n’ont pas vécu.
C’est sans doute une des raisons qui expliquent le fait qu’elles ne soient plus autant pressées de se marier qu’avant, une attitude qui fait pousser des cris d’indignation à leurs grands-mères, pour lesquelles une musulmane ne l’est vraiment que si « elle complète la moitié de sa religion », c’est-à-dire convole en justes noces. Cette hausse du célibat est observée dans la tranche d’âge des 30-34 ans : près de 23 % étaient encore célibataires en 1999, contre moins de 10 % quinze ans auparavant. Autre conséquence de cette liberté : la hausse du nombre de divorces. En 2000, 44 % des séparations pour préjudice ont été demandées par des femmes. Enfin, les jeunes contrôlent leur fécondité et participent au flux migratoire, surtout entre 25 ans et 35 ans, que ce soit à l’intérieur du pays ou vers l’étranger. Cette migration est l’expression d’un choix individuel et d’une mobilité induite par des motifs professionnels, mais aussi le signe d’une attitude nouvelle qui ne conçoit plus la femme comme l’emblème du terroir et de l’enracinement.
L’observateur sceptique peut toutefois se demander si cette jeunesse féminine instruite et branchée est vraiment émancipée et si les signes de liberté qu’elle affiche correspondent à une réalité. En effet, nombre de celles qui recherchent une activité accepteraient volontiers un retour doré à la maison, tant carrière et mariage se confondent encore dans leur esprit. Elles veulent bien se prêter à des relations physiques avec les garçons, mais elles ne sont pas contre un mariage classique, coûteux de surcroît, ce qui affole les fiancés. Ces derniers sont de moins en moins élus selon des critères d’amour, et les filles semblent davantage sensibles à leur compte en banque qu’à leurs capacités à être un bon époux ou un partenaire intelligent.
Pragmatiques, elles ne sont pas tant intéressées par le diplôme que par le métier, et gagner un statut social est plus important que se cultiver. Parler de recherches, d’exploits intellectuels, d’idéologie pour une catégorie de ces dames vous fait passer pour un attardé. « Trop moderne pour moi ! » s’exclamait une animatrice de radio parisienne originaire de Tunis, dépassée par la liberté des moeurs et la verdeur du langage de ses compatriotes restées au pays. La génération féminine de l’indépendance, qui avait lutté pour son émancipation, porté haut le culte du savoir et cru au militantisme, s’inquiète d’une classe d’âge qui ne se soucie plus de politique, n’a jamais ouvert un livre de Simone de Beauvoir et ne possède aucun discours sur la condition féminine, ni sur les affaires de la cité. Répugnent-elles à investir le champ politique, dont l’accès est plus fermé qu’ailleurs ? « En tout cas, confie une avocate, je sens que j’ai plus d’enthousiasme qu’elles à vouloir changer les choses. »
Libérées, mais pas vraiment libres, c’est là toute la contradiction des jeunes tunisiennes. « Et alors ? » rétorquent certaines. L’essentiel est qu’elles soient bien dans leur peau, et elles le sont sacrément. Sauf que cette émancipation ostentatoire n’est pas encore assimilée par les jeunes hommes qui peinent parfois à suivre leur rythme : « Elles veulent tout, tout de suite », se plaignent les plus irrités. « Leur liberté génère une sorte d’inhibition masculine, car elle fait tomber tous les tabous à la fois et rapidement », analyse une journaliste.

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