Une grande puissance en sursis ?

Le bellicisme de l’administration américaine a forcé la diplomatie française à s’opposer à Washington dans la crise irakienne. Un pari courageux, mais à hauts risques.

Publié le 18 février 2003 Lecture : 7 minutes.

Les relations entre la France et les États-Unis ont connu bien des épisodes orageux. Mais jamais les deux pays n’ont semblé si proches de la rupture. Paris s’oppose à l’idée d’une guerre en Irak tant que toutes les solutions diplomatiques n’auront pas été explorées. Les Américains veulent y aller coûte que coûte, et n’entendent pas tenir compte indéfiniment des objections de leurs alliés, sommés de se rallier. L’affrontement, qui a commencé par une guerre des mots, est en train de se transformer en une guerre de tranchées diplomatique.
La France a pris la tête d’une coalition favorable à la poursuite des inspections. À l’Otan, elle a posé son veto en compagnie des Allemands et des Belges. Et, à l’ONU, elle se préparait, au moment où ces lignes ont été écrites, à livrer un périlleux combat, un combat qu’elle n’avait aucune envie de mener, mais auquel il lui aurait été difficile de se soustraire, sauf à voir son prestige se dissoudre complètement. Elle savait pouvoir compter sur le soutien de l’Allemagne, sur celui de la Russie également (sauf revirement de dernière minute de Vladimir Poutine) et, dans une moindre mesure, sur celui la Chine. Cette rébellion avérée des « nations de la vieille Europe », pour reprendre l’expression du secrétaire américain à la Défense, Donald Rumsfeld, à l’endroit de la France et de l’Allemagne, constitue un vrai tournant. Plus qu’une brèche, c’est une voie d’eau qui vient de s’ouvrir au sein de l’Alliance atlantique.
Charles de Gaulle n’avait pas son pareil pour irriter les Américains. Le discours de Phnom Penh, qui dénonçait la guerre du Vietnam, en 1966, la sortie du commandement intégré de l’Otan la même année, le tonitruant « Vive le Québec libre » lancé du balcon de l’hôtel de ville de Montréal, l’année suivante, ont évidemment été accueillis froidement par Washington. Pourtant, les dirigeants américains de l’époque n’ont jamais douté de la loyauté des Français. Ils étaient conscients que leur pays devait son indépendance à Louis XVI et à La Fayette, leur statue de la Liberté à Bartholdi, et que les deux nations avaient combattu côte à côte pendant les deux Guerres mondiales et en Corée (1950-1953). À chaque fois que des circonstances graves l’ont exigé, au cours de la crise de Cuba, en 1962, lors de celle des « euromissiles » en 1982-1983, durant la crise (puis la guerre) du Golfe, en 1990-1991, l’Amérique a été fidèlement soutenue par Paris. La France, en affichant parfois des velléités d’indépendance et en faisant entendre sa « petite musique », a gagné une audience importante en dehors du camp occidental, dans le monde arabe et en Asie. Son indocilité lui a permis d’apparaître plus utile et plus précieuse encore pour l’Amérique que la trop servile Angleterre. Et Paris a pu disputer efficacement à Londres le rôle envié de pivot des relations transatlantiques.
Même aux plus belles heures du gaullisme triomphant, la France n’a jamais prétendu disputer à l’Amérique le leadership du camp occidental. Elle se sait être une grande puissance précaire et n’a qu’une obsession : tenir son rang. Comme la Grande-Bretagne, elle est formellement dotée des mêmes attributions et prérogatives que les trois acteurs majeurs du système international, les États-Unis, la Russie et la Chine : celles de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. À chaque fois qu’une résolution est discutée par les « grands » de ce monde, la France a son mot à dire, et peut avancer des solutions constructives dont il sera tenu compte, ne serait-ce que partiellement. Par conviction, mais aussi par réalisme, elle préfère la coopération à la confrontation. Depuis la fin de ses guerres de décolonisation, elle n’a jamais usé du veto pour faire barrage à une résolution défendue par les États-Unis. La France ne ménagera jamais ses efforts pour aider à parvenir à une solution négociée. Bush père, en laissant François Mitterrand tenter, en octobre 1990, d’obtenir un retrait irakien du Koweït occupé pour « casser la logique de guerre », avait parfaitement saisi les ressorts intimes de la diplomatie française. Il avait compris que la France, qui déteste les postures belliqueuses, mais participe aux coalitions armées quand tous les recours diplomatiques ont été épuisés, était dans son rôle en tentant la médiation de la dernière chance.
Perfides, les commentateurs anglo-saxons ironisent volontiers sur les limites de l’influence française : le coq gaulois finit toujours par se résoudre à l’inéluctable et par s’incliner devant la détermination des Américains. Pourtant, ces dernières années, des initiatives françaises ont souvent pesé de manière décisive sur le cours des événements. En décidant, en juillet 1995, de déployer leurs blindés et leur artillerie lourde sur le théâtre des opérations pour signifier aux Bosno-Serbes leur résolution, Jacques Chirac et l’Anglais John Major ont pris leurs responsabilités et poussé un Bill Clinton indécis à entraîner les États-Unis dans une aventure militaire en Bosnie. Une implication qui a permis d’arracher aux belligérants les accords de Dayton-Paris, mettant fin aux hostilités. C’est aussi la diplomatie française qui a permis, en 1996, de faire cesser l’attaque israélienne contre le Liban. Enfin, début 1998, la collaboration entre Jacques Chirac et Kofi Annan, le secrétaire général des Nations unies, a contribué à empêcher que la tension américano-irakienne ne dégénère en guerre ouverte.
Les Français, parce qu’il leur arrive de rechigner dans les négociations internationales, au nom de l’exception culturelle ou de la défense de leur agriculture, passent souvent pour de farouches adversaires de la mondialisation. En réalité, rien n’est moins vrai. Le cadre multilatéral décuple les possibilités d’action de leur diplomatie. Il facilite la constitution de larges coalitions entre puissances moyennes et puissances émergentes, également opposées au triomphe de conceptions étroitement ultralibérales. Et permet à une France à la fois porte-étendard et modérateur des aspirations des plus faibles d’engranger des succès symboliques lorsqu’un compromis est scellé. Elle a tout à gagner à l’avènement d’un monde multipolaire, c’est d’ailleurs Hubert Védrine – l’ancien ministre des Affaires étrangères du « couple » Chirac-Jospin – qui a popularisé le concept. Il a connu un accueil chaleureux dans les capitales non occidentales.
La voix de la France porte, car c’est celle d’un membre permanent du Conseil de sécurité. Paris a le droit de veto et, ce qui ne gâche rien, un arsenal nucléaire légal au regard du traité de non-prolifération (ce qui n’est le cas ni de l’Inde, ni du Pakistan, ni d’Israël). Si l’ONU venait à disparaître (et l’atome à se banaliser), les fondements mêmes de la puissance française seraient irrémédiablement atteints. Impossible, si l’on perd de vue cet aspect capital de l’équation stratégique, de comprendre les raisons réelles du raidissement hexagonal dans l’affaire irakienne. Pour Jacques Chirac et Dominique de Villepin, les diktats de George W. Bush et de Donald Rumsfeld sont insupportables parce qu’ils sapent les fondements de l’ONU. S’accommoder des façons de faire américaines, c’est accepter la marginalisation complète de l’organisation internationale, transformée en pure chambre d’enregistrement. Or la France n’a d’influence que dans la mesure où elle est membre permanent d’un « machin » ressemblant vaguement à un directoire des grandes puissances. Mais poser le veto n’est pas sans risques. Cette bravade braquera assurément une administration américaine qui a déjà dans sa ligne de mire le palais de verre habité par Kofi Annan. Un blocage au sein du Conseil de sécurité pourrait achever de convaincre les faucons républicains, tentés par l’unilatéralisme, de l’inutilité de l’ONU sous sa forme actuelle. Et aboutir à l’effet inverse de celui recherché, c’est-à-dire précipiter la marginalisation de l’organisation. Terrible dilemme…
L’ONU doit être réformée, car sa composition est anachronique. Elle reflète l’ordre ancien de Yalta, le club des vainqueurs de 1945. Pour rendre l’organisation davantage légitime aux yeux des ex-vaincus (Allemagne, Japon) et, surtout, des pays émergents, le Conseil de sécurité doit être élargi à de nouveaux membres permanents. La question est complexe, car elle bute sur le nombre et l’identité des nouveaux membres. Dans l’affaire, les Américains n’ont rien à perdre, mais les Français beaucoup. Pour libérer des places, certains ont avancé l’idée de fusionner les sièges européens. En coulisses, l’histoire dure depuis des années. Les États-Unis exercent un véritable chantage sur leurs partenaires français : leur veto sera le premier et le dernier de l’après-guerre froide. En guise de punition, l’Amérique prendra la tête de la campagne en faveur d’une réforme souhaitée par les neuf dixièmes de la planète, et placera la France dans une situation extrêmement inconfortable. Elle ne pourra faire échec à l’élargissement, en usant de son veto, sans se discréditer et apparaître comme une nation déclinante crispée sur la défense de ses privilèges. Et ne pourra l’accepter sans partager avec d’autres pays de l’Europe continentale le siège de membre permanent, donc sans déchoir…

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires