Une forme olympique ?

Métropole méditerranéenne en pleine mutation, Marseille ne se résume plus au football, au banditisme et à son accent chantant.

Publié le 18 février 2003 Lecture : 6 minutes.

Un mistral violent souffle sur Marseille. L’air est vif, il n’y a pas un nuage dans le ciel. Au-dessus du Vieux-Port, la Bonne Mère veille sur la ville. Des échafaudages s’accrochent à ses flancs : la basilique est en rénovation. Ailleurs, autour de la gare Saint-Charles, dans le quartier historique du Panier ou aux alentours de la Joliette, près du port de commerce, la circulation est ralentie par les travaux de voirie ou de façades, les déviations, les palissades de protection. Marseille fait-il peau neuve ? C’est en tout cas l’impression qu’elle donne.
S’il est une chose dont on peut être sûr, c’est que l’ancienne Massalia, fondée six siècles avant Jésus-Christ par les Grecs de Phocée autour du Lacydon – la crique abritée qui correspond grosso modo à l’emplacement actuel du Vieux-Port -, connaît aujourd’hui un vif regain d’intérêt. Mieux : Marseille est à la mode. Il suffit de discuter avec quelques Parisiens de passage pour s’en rendre compte. Nombre d’entre eux rêvent de s’installer dans ce Sud « en friche », populaire, encore très différent de ce que peuvent représenter des villes comme Cannes ou Nice. D’ailleurs, Marseille gagne des habitants (ils sont un peu moins d’un million) et les prix des loyers, autrefois très bas, suivent une courbe exponentielle. Deux mois sont parfois nécessaires pour trouver un logement.
À trois heures de Paris grâce au TGV, Marseille cumule les avantages. C’est une grande ville dotée de toutes les infrastructures modernes d’équipement, son climat méditerranéen est plus qu’agréable, et la région qui l’entoure offre un riche potentiel d’activités tant culturelles que sportives ou touristiques. On citera les Baux-de-Provence, les plages de Camargue, les villes d’Avignon et d’Aix-en-Provence, ou bien encore les stations de ski des Alpes du Sud, qui ne sont qu’à deux heures de route. Bref, il fait bon y vivre.
Mais à l’origine de l’engouement dont bénéficie la cité phocéenne, il y a aussi la curieuse alchimie d’une notoriété oscillant entre fantasme et réalité. L’imagerie folklorisante popularisée par les livres de Marcel Pagnol s’est en quelque sorte alliée à la « sale réputation » (banditisme, mafia, népotisme, affairisme, etc.) pour déboucher sur un entre- deux sympathique et attachant. Les livres de Jean-Caude Izzo (Total Khéops, Chourmo, Solea) et les films de Robert Guédiguian (Marius et Jeannette, Marie-Jo et ses deux amours), succès à l’échelle nationale, sont symptomatiques de cette évolution. Les suiveurs, moins doués, sont légion et tentent de surfer tant bien que mal sur la vague. De même, la percée de groupes musicaux revendiquant haut et fort leur identité marseillaise a contribué à donner de la ville une image jeune, dynamique et cosmopolite. Il est vrai que les influences rap, raï, reggae, ragga se mélangent à l’argot marseillais, provençal ou occitan dans les chansons des IAM, Massilia Sound System et autres Quartiers Nord. Depuis le 12 juillet 1998, on peut ajouter au cocktail une dose de football – l’Olympique de Marseille revêt le même caractère sacré que la Bonne Mère et la bouillabaisse -, si possible black-blanc-beur, pour comprendre l’engouement général pour la cité du héros national, Zinedine Zidane.
Cette image positive, couplée à l’idée d’une intégration réussie, est devenue médiatique au point de parfois verser dans le ridicule. Certains ont cru pouvoir parler d’une movida marseillaise, alors que tout le monde s’accorde à dire que ce mot n’est qu’une coquille vide. Les structures manquent, la plupart des bars ferment avant 2 heures du matin et, la nuit, les rues restent calmes et désertes. La fièvre madrilène, les nuits blanches de Barcelone n’ont pas, ici, leur équivalent. En réalité, si l’on se réjouit d’entendre parler même à tort et à travers de la renaissance de Marseille, c’est selon l’historien Pierre Echinard « parce qu’on a longtemps eu l’impression d’une mort ».
Du point de vue économique, Marseille ne s’est jamais vraiment remis de la Seconde Guerre mondiale. Si le folklore (accent, galéjades, cigales et douceur de vivre) s’est perpétué, la ville « village » a progressivement disparu. Les grands cafés ont fermé, comme les grands théâtres (dont l’Alcazar en 1965) et les cinémas du centre. Pendant un moment, les échanges avec les colonies ont fait office de cache-misère. La ville était déjà en mauvaise santé au niveau portuaire, mais cela ne se voyait pas. La fin de la guerre d’Algérie a provoqué l’arrivée de plus de cent mille personnes : considéré comme une catastrophe par beaucoup, cet afflux a permis un surcroît temporaire d’activité. La crise des années soixante-dix a frappé une agglomération déjà blessée. La raffinerie de Fos-sur-Mer, extension du port de Marseille, a subi de plein fouet les deux chocs pétroliers et n’a jamais fonctionné à 100 % de ses capacités.
L’impression de mue actuelle n’est pas due à une génération spontanée d’acteurs. Ils sont nombreux ceux qui, pendant longtemps et sans le sou, ont animé l’underground culturel. Dans les années quatre-vingt, l’ancien maire Gaston Defferre a relancé la machine en faisant venir des gens comme Roland Petit (les Ballets de Marseille), Antoine Bourseiller (Théâtre du Gymnase), Marcel Maréchal (Théâtre de la Criée) ou encore Bernard Tapie (Olympique de Marseille). Cette médiatisation a permis une mise en confiance et une évolution du regard porté sur la ville, qui n’est pas pour rien dans la fascination qu’elle peut exercer aujourd’hui. Il y a peu, elle est redevenue une escale des croisiéristes. Mais les touristes qui débarquent ont toujours tendance à éviter la « cité des bandits » pour aller écouter les cigales du côté des Baux-de-Provence, d’Aix ou d’Avignon. La culture concerne surtout une avant-garde locale qui sait faire parler d’elle. Les mutations de fond, elles, sont plus lentes et difficiles à mettre en oeuvre.
Aujourd’hui, si Marseille veut « jouer un rôle de premier plan entre l’Europe et le monde méditerranéen », comme le martèlent les politiques de tous bords, il va falloir s’attaquer en particulier au problème de l’emploi. Bien que la troisième ville de France soit un pôle de formation important et de qualité (3 universités, 16 grandes écoles, 90 000 étudiants, 10 000 chercheurs), elle ne parvient guère à retenir ses étudiants quand ils entrent dans la vie active. On essaie désormais tant bien que mal de pousser les étudiants à réinvestir le centre. La cité, qui bénéficia longtemps d’une main-d’oeuvre peu coûteuse mais peu qualifiée, est à la recherche de cadres du secteur tertiaire qui pourront bâtir son avenir. C’est dans cette optique qu’a été pensé le projet Euroméditerranée. Un site de 310 hectares situé entre le port et le centre, à cheval sur quatre quartiers emblématiques : la Joliette, la porte d’Aix, la Belle-de-Mai et Saint-Jean. Il s’agit de créer un quartier d’affaires qui rouvre la ville sur la mer, sans négliger les aspects patrimoniaux et culturels. Mais Euroméditerranée ne pourra se développer qu’en s’insérant dans le tissu urbain. Une tour d’ivoire peuplée de cadres élitistes coupés des réalités sociales ne serait pas viable. Le centre doit faire l’objet d’une attention accrue des pouvoirs publics. À deux pas d’Euroméditerranée, le quartier historique du Panier n’est pas devenu le « petit Montmartre » que certains espéraient. Le cas des « marchands de sommeil », qui louent des cagibis insalubres aux immigrés comoriens, est en passe d’être réglé. Mais il ne semble pas qu’une stratégie claire se dessine pour rénover les quartiers les plus pauvres et éviter la multiplication des laissés-pour-compte.
Marseille, ville d’immigrés, ville dangereuse : l’image persiste malgré tout. Avec son corrélat : l’importance du vote extrémiste. Sans tomber dans l’angélisme et croire que la cité portuaire est exemplaire en matière d’intégration, Pierre Echinard affirme néanmoins qu’elle « a toujours eu des difficultés à accueillir les immigrés, Italiens, Arméniens, Comoriens, Maghrébins, mais chaque fois, on les a dépassées. La ville fabrique des Marseillais. Cette fierté locale, c’est peut-être de l’esprit de clocher, mais l’identité marseillaise existe. » La paix urbaine, fragile équilibre, est une réalité ici. Non seulement parce que la ville reste ouverte, mais aussi parce que toutes les populations peuvent se croiser dans les rues commerçantes, sur les plages du Prado ou près de la porte d’Aix : « Il n’existe pas un donjon abrité de la racaille derrière ses remparts » comme l’affirment certains. C’est là que réside le principal défi à relever : offrir des chances équitables à tous les Marseillais. Et il ne suffira pas pour cela de s’en remettre à la Bonne Mère.

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