Quarante-huit heures avec les chefs d’el-Qaïda
En avril 2002, le journaliste vedette de la chaîne de télévision Al-Jazira est contacté par un mystérieux correspondant. Quelques jours plus tard, il s’envole pour le Pakistan. Un incroyable scoop l’y attend.
Un jour d’avril, à Londres. Le téléphone de Yosri Fouda sonne. L’inconnu se présente : « Je suis un inconditionnel de votre émission. » Il prétend détenir des informations « top secret », demande le numéro de fax de Fouda, puis raccroche.
Fouda est journaliste à Al-Jazira. Top Secret, son émission mensuelle, diffuse des reportages sur les conditions de vie des prisonniers de Guantánamo ou sur l’exploitation des jeunes jockeys dans les courses de chameaux au Qatar. Il reçoit souvent des propositions de scoops, qui, pour la plupart, ne mènent à rien. Mais cette fois, quelques jours après le coup de téléphone, il reçoit un fax anonyme qui lui propose de réaliser un documentaire sur l’anniversaire du 11 septembre. Son instinct lui murmure que l’appel et le fax viennent d’el-Qaïda.
Que faire ? Fouda se renseigne auprès de ses collègues. Certes, il s’intéresse à el-Qaïda, mais il tient aussi à la vie.
Quelques jours plus tard, nouvel appel.
« Êtes-vous prêt à partir pour Islamabad ? demande la voix.
– Oui, bien sûr », répond-il.
Il s’envole aussitôt pour le Pakistan, dans le plus grand secret. À Islamabad, il est pris en charge par un agent d’el-Qaïda, qui le confie bientôt à l’un de ses collègues, lequel le remet à un troisième… Pas très rassurant. Il y a quelques mois, Daniel Pearl, le journaliste du Wall Street Journal, avait été soumis au même traitement. Avant d’être enlevé et assassiné.
Son mystérieux interlocuteur le rappelle. Il lui demande de se rendre à Karachi et d’y prendre une chambre d’hôtel. Sur place, l’homme se dévoile furtivement – c’est un Arabe -, lui ordonne de quitter l’hôtel par une issue de secours et de se rendre en taxi dans un autre quartier de la ville. Là, Fouda rencontre un autre contact, lui donne le mot de passe convenu et se laisse conduire jusqu’à une place grouillante de monde. Nouvelle instruction : il lui faut prendre un rickshaw pour une autre adresse, où l’attend un autre contact. Nouveau mot de passe, « Lahore », la capitale du Pendjab. Fouda se retrouve hors de la ville. Son contact le dépose près d’une voiture en stationnement.
À l’intérieur, deux membres d’el-Qaïda, qui lui mettent aussitôt des patchs sur les yeux. Personne ne le fouille, personne ne lui demande s’il est armé. La voiture circule sans but précis dans les environs de Karachi, pour lui faire perdre ses repères. Assis à l’arrière, il avoue à ses interlocuteurs que s’ils ne l’avaient pas aveuglé, il aurait fermé les yeux de lui-même. Il ne tient pas à connaître le lieu où habitent les « frères » qu’il est venu interviewer. « J’avais la certitude qu’ils prendraient soin de ma sécurité, parce qu’ils voulaient que je puisse faire mon émission. J’ai pris soin de leur donner l’impression que j’étais l’un des leurs », confiera-t-il plus tard.
Après une demi-heure de route, la voiture s’arrête et Fouda est conduit dans un immeuble. Il gravit plusieurs escaliers et se retrouve dans un appartement. Quelqu’un lui ôte ses patchs.
« C’est bon, vous pouvez ouvrir les yeux. »
Devant lui se trouve Khaled Cheikh Mohamed qui, souriant, l’appelle « frère Yosri ». Quelques instants plus tard, Fouda est chaleureusement accueilli par un autre homme : Ramzi Binalshibh, trônant au milieu d’un bric-à-brac d’ordinateurs portables et de téléphones cellulaires.
« Vous nous reconnaissez ? » demande Khaled Cheikh Mohamed.
Comment pourrait-il ne pas les reconnaître ? Avec Oussama Ben Laden, ses hôtes sont les terroristes les plus recherchés au monde. À lui seul, Cheikh Mohamed vaut 25 millions de dollars, montant de la récompense offerte pour sa capture par le FBI.
L’atmosphère est amicale. La main sur le Coran, Fouda jure de ne pas divulguer d’informations susceptibles de nuire à ses hôtes. Pendant quarante-huit heures, il va vivre avec eux, partager leurs repas et les écouter expliquer interminablement comment ils ont organisé les attentats du 11 septembre. Il apprend que c’est Ben Laden lui-même qui l’a choisi comme messager : il aime son émission !
L’appartement est sommairement aménagé : peu de meubles, pas de télévision, des barreaux métalliques aux fenêtres… Ses occupants s’assoient et dorment à même le sol. Cheikh Mohamed ne cesse de pianoter sur ses téléphones portables et de transmettre des messages, tandis que Binalshibh copie des données informatiques sur des disquettes. Sa dextérité est impressionnante, on jurerait un adolescent japonais ! Quand il ne parle pas avec eux, Fouda se comporte le plus nonchalamment possible. Il ne veut surtout pas avoir l’air de s’intéresser de trop près à leurs activités. Les trois hommes prient cinq fois par jour, ce qui n’est guère dans les habitudes du journaliste.
À un moment, Binalshibh dépose une valise dans la chambre et en étale le contenu sur le sol. « Ce sont mes souvenirs de Hambourg, vous êtes le premier étranger à les voir », dit-il. Il y a là le manuel de pilotage et les CD de simulation de vol utilisés par Mohamed Atta, le chef des commandos du 11 septembre, mais aussi les derniers e-mails échangés avec Binalshibh. Pour éviter de se faire repérer, Atta faisait semblant de « chatter » avec sa petite amie en Allemagne, en utilisant un langage codé. Les cibles des futurs attentats étaient désignées comme « deux grandes écoles et deux universités ». Fouda apprend ainsi que la quatrième cible était le bâtiment du Capitole, à Washington.
Le journaliste est un fumeur invétéré. Après avoir longuement hésité, il finit par demander la permission d’allumer une cigarette. Binalshibh lui fait la leçon, Fouda reconnaît qu’il s’agit d’une très mauvaise habitude, mais insiste. Finalement, il est autorisé à griller une Marlboro, près d’un balcon.
Diffusée pour le premier anniversaire du 11 septembre, l’émission que Fouda a tirée de son séjour à Karachi dure près de deux heures. Elle s’ouvre sur une interview du père de Mohamed Atta affirmant que son fils est totalement étranger aux attentats. Après avoir démontré l’inanité de cette thèse, Fouda règle leur compte aux rumeurs mettant en cause la responsabilité de l’Amérique et d’Israël dans la tragédie. Il reconstitue dans le détail les préparatifs des terroristes en s’appuyant sur les informations de première main fournies par Cheikh Mohamed et Binalshibh (ce dernier, pure coïncidence, sera arrêté à Karachi quelques jours après la diffusion de l’émission).
À la fin de son documentaire, Fouda s’étonne que les autorités américaines n’aient tenu aucun compte des rapports des agents du FBI concernant Zacarias Moussaoui, l’islamiste franco-marocain arrêté quelques semaines avant le 11 septembre, et le nombre jugé « suspect » d’Arabes fréquentant des écoles de pilotage, aux États-Unis. « El-Qaïda était-elle manipulée ? » s’interroge -t-il. Sur fond de gratte-ciel new-yorkais, il s’adresse directement aux téléspectateurs pour évoquer l’hypothèse selon laquelle certains responsables américains pourraient avoir été informés de l’attaque en préparation et auraient délibérément laissé faire dans le noir dessein de renforcer ultérieurement la répression et de « brutaliser n’importe qui en toute impunité ».
Étrange conclusion de la part d’un journaliste qui ne s’est pas réjoui des attentats de New York et de Bali, qui préfère vivre à Londres plutôt qu’au Caire et qui est convaincu que le fondamentalisme est davantage un problème qu’une solution !
© The New York Times et J.A./l’intelligent 2003. Tous droits réservés.
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