Le syndrome d’Hiroshima

Publié le 18 février 2003 Lecture : 3 minutes.

L’Amérique incarne le bien, et sa destinée est de l’accomplir. Aussi manichéenne soit-elle, cette conviction est très largement répandue aux États-Unis.
Aux yeux des Américains, la guerre contre l’Irak s’impose parce qu’elle permettra d’éliminer Saddam Hussein, le dictateur, de libérer son peuple et de faire triompher la démocratie dans le pays et, par effet de contagion, dans l’ensemble du monde arabe et musulman. Sûrs de la justesse de leur croisade morale, ils comprennent difficilement que le reste du monde hésite à se ranger sous leur bannière, mais, au fond, s’en moquent un peu. Seuls ou accompagnés, ils passeront à l’action. L’offensive sera violente, les pertes infligées à l’ennemi, colossales, surtout si les troupes d’élite du régime irakien, la Garde républicaine notamment, s’avisent de résister. Sans être certaine, l’hypothèse de plusieurs centaines de milliers de victimes est plausible.
Aux États-Unis, la disproportion flagrante entre la réalité de la menace actuellement représentée par Saddam Hussein et le coût humain de l’opération ne trouble apparemment pas grand monde : la fin justifie les moyens. Colin Powell a eu récemment cette réflexion étonnante : « Nous avons montré dans le passé que nous savions utiliser sagement notre pouvoir militaire » (Le Monde, 28 janvier). Vraiment ?
En réalité, les Américains restent prisonniers de ce qu’on pourrait appeler le « syndrome d’Hiroshima ». Leur doctrine militaire repose sur l’utilisation intensive des moyens les plus sophistiqués afin d’infliger des pertes maximales à l’adversaire. L’ennemi doit rompre sous les coups, et les raids aériens constituent un moyen légitime de casser le moral de l’arrière. À partir de 1943, par exemple, les Anglo-Américains ont noyé les villes du IIIe Reich sous les bombes. À Dresde, notamment, 100 000 civils ont été tués en une seule nuit. Il n’est pas établi que ce déluge de fer et de feu ait hâté l’inéluctable reddition allemande. Lors de la guerre du Pacifique, les raids américains ont été plus brutaux encore. Les 9 et 10 mars 1945, la ville de Tokyo est à demi rasée. Bilan : au moins 80 000 morts. Le 6 août, Hiroshima est rayé de la carte. Le 9, c’est au tour de Nagasaki. Plus de 210 000 civils trouvent la mort sur le coup. Autant décéderont par la suite, à cause des radiations. Harry Truman, le président qui a décidé d’utiliser l’arme nucléaire, est considéré comme un héros, et les morts d’Hiroshima et de Nagasaki n’empêchent personne de dormir. Récemment, la poste américaine a cru bon d’émettre un timbre commémorant l’événement : il représentait un champignon atomique…
L’Amérique est en paix avec elle-même, car l’Histoire lui a (presque) toujours donné raison. Chaque fois, elle a vaincu sur toute la ligne, ce qui lui a évité de douloureuses remises en question. Le Japon et l’Allemagne ne sont-ils pas devenus des pays sincèrement démocratiques et des alliés exemplaires de Washington (même si ce dernier pays manifeste, ces temps-ci, des velléités d’émancipation) ? Bien sûr, il y a eu le bémol du Vietnam. C’est la seule guerre qui pose un problème de conscience aux Américains, moins en raison des atrocités qu’ils y ont commises que parce qu’ils ont laissé sur le tapis 50 000 de leurs soldats. Mais la guerre de Corée a provoqué dans leurs rangs une saignée du même ordre (40 000 GI’s tués entre 1950 et 1953) sans susciter une émotion démesurée.
Pendant la première guerre du Golfe, les frappes dites « chirurgicales » ont tué entre 100 000 et 200 000 Irakiens. La diffusion de l’information a été sévèrement contrôlée, mais cela n’a pas empêché des documents – insoutenables – de circuler. Et même d’être diffusés à la télévision. Le regard que les Américains portent sur ce conflit n’en a nullement été affecté. De même, les témoignages photographiques réalisés par les reporters japonais permettent de se faire une idée des souffrances incommensurables endurées par les populations d’Hiroshima et de Nagasaki.
Mais qui, aux États-Unis, a remis en cause les méthodes de Truman ? L’Amérique triomphe sans scrupule. Ce qui la gêne, dans le conflit vietnamien, c’est d’avoir été vaincue. La seule mauvaise guerre est une guerre perdue. On croit déjà deviner – en espérant se tromper – le jugement que les Américains porteront sur la boucherie qui s’annonce en Irak.

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