Karl Rove, l’homme qui pense à la place de Bush

Le Machiavel de la politique américaine n’a qu’une mission : faire réélire le chef de l’exécutif en 2004. Pour cela, tous les moyens sont bons.

Publié le 18 février 2003 Lecture : 5 minutes.

Connaissez-vous Karl Rove ? Non ? C’est normal. Alors que les Cheney, Powell, Rumsfeld, Rice et consorts monopolisent le devant de la scène politique américaine, et donc mondiale, Rove est un homme de l’ombre. Son rôle, dans le premier cercle des intimes de George W. Bush, n’en est pas moins capital. Officiellement, il n’est que le chef des conseillers de la Maison Blanche pour la politique intérieure. En pratique, il a la haute main sur la machine électorale de l’administration. Son job ? Faire réélire son poulain en 2004. Dans son domaine, c’est un génie.
Formidable connaisseur de la carte électorale, Rove est doué d’une intelligence acérée, tout entière orientée vers le résultat. C’est un monstre froid imperméable aux scrupules et aux états d’âme. Quand tant de ses collègues républicains sont imprégnés de religiosité biblique, son seul credo, c’est le pouvoir. On l’a comparé à Bobby Fisher, le mythique champion d’échecs des années soixante-dix, capable « d’analyser en un clin d’oeil le rapport des forces et de calculer vingt coups à l’avance ». D’autres le décrivent de manière plus… rustique. « C’est le genre de type qu’il vaut mieux admettre dans sa tente, sinon il n’arrêtera pas de pisser dessus », disait de lui, dans son style texan inimitable, l’ancien président Lyndon Johnson.
Improbable croisement entre Machiavel et Talleyrand, Karl Rove (52 ans) ne paie pourtant pas de mine, avec ses allures de père de famille que le démon de la chair ne doit pas tenailler tous les jours (mais sait-on jamais !). Marié à Darby, une graphiste très décorative, et père d’un garçon de 14 ans, sa vie est, pour autant que l’on sache, désespérément lisse. Rien, pas la plus furtive escapade extraconjugale, la moindre opération financière un peu douteuse. C’est l’anti-Clinton par excellence. Sa seule passion ? La politique, bien sûr, mais côté coulisses. Le dessous des cartes…
On ne sait trop s’il fut un étudiant brillant. Seule certitude, il a fréquenté une demi-douzaine d’universités en négligeant d’obtenir un quelconque diplôme. Morgue d’intellectuel trop doué ? Peut-être est-il simplement trop occupé. Dès 1972, à 22 ans, il brigue la présidence de l’association des étudiants républicains, qu’il obtient avec le soutien d’un certain George Herbert Bush – oui, oui, le père de qui vous savez -, impressionné par sa précocité. Trois ans auparavant, dans l’Illinois, il a lancé sa carrière militante par un coup tordu bien dans sa manière. Ayant dérobé des cartes à en-tête dans une permanence du Parti démocrate, il s’est empressé de faire imprimer et d’adresser aux électeurs effarouchés de fausses invitations à une soirée avec « bière et filles à volonté ». Sept ans plus tard, George Herbert intégrera le galopin à son staff lorsqu’il tentera de décrocher l’investiture républicaine pour l’élection présidentielle. Sans succès : Ronald Reagan l’emportera.
Le destin de Rove est désormais lié à celui de la famille Bush. Il quitte le Midwest pour s’établir à Austin, Texas, où il ouvre un cabinet de conseil politique, mais ne suit pas George Herbert lorsque, élu à la vice-présidence, celui-ci emménage à la Maison Blanche. À partir de 1983, il met son savoir-faire au service exclusif de George Walker, le fils aîné, parti à la conquête du siège de gouverneur du Texas. Les deux hommes ne se quitteront plus jusqu’au douteux triomphe présidentiel de novembre 2000. Amitié ? C’est trop dire, il faudrait qu’une telle chose existât en politique. Disons plutôt : convergence d’intérêts bien compris.
À Washington, le Boy Genius (titre d’une biographie qui lui a été consacrée) va pouvoir donner toute sa mesure. Son principal mérite est d’avoir compris que le président prendrait un risque inconsidéré en s’appuyant sur la seule Christian Coalition, la droite ultrareligieuse, en se coupant sans retour de la droite traditionnelle, que représente, au sein de l’administration, un Richard Armitage ou un Colin Powell (ce qui, dit-on, n’empêche pas ce dernier, qui le déteste, de refuser de le prendre au téléphone). Chacun sait que, dans les démocraties occidentales, une élection se gagne au centre, mais il n’a pas dû être si facile d’imposer cette conception de bon sens à des néo-conservateurs rendus fous par huit années de « libertinage » clintonien.
D’autant que, pour faire prévaloir ses vues, Rove fait rarement dans la dentelle, comme l’a montré la brutale éviction de Trent Lott, le président du Sénat, coupable de s’être laissé aller en public à d’absurdes nostalgies ségrégationnistes. Lors d’une consultation, il n’hésite pas à écarter un candidat jugé trop à droite si un rival plus modéré lui paraît mieux placé. Même le sacro-saint libéralisme ne trouve pas grâce à ses yeux dès lors que l’intérêt de Bush est en jeu. C’est lui qui, pour sauver des emplois dans la sidérurgie et gagner des voix, a imposé l’instauration d’une taxe sur les importations d’acier. Lui aussi qui a convaincu ses collègues de subventionner l’agriculture américaine. Démagogie ? Oui, et alors ?
Tragédie humaine, les attentats du 11 septembre ont constitué une véritable aubaine électorale pour les républicains, comme le prouvent les résultats des mid-term, l’an dernier : pour la première fois depuis 1934, le parti au pouvoir y a conforté sa majorité parlementaire. Rove, qui a personnellement choisi une quarantaine de candidats (presque tous élus), leur a donné la consigne d’axer toute leur campagne sur la menace terroriste. C’est de bonne guerre ? Si l’on veut.
De même, Rove est l’un de ceux qui ont le plus contribué à faire resurgir la question irakienne. Parce qu’une rapide victoire américaine constituerait un atout décisif dans la perspective de 2004. Bien sûr, dans l’immédiat, la cote de popularité de Bush ne cesse de baisser, mais le cynique conseiller est convaincu que ces réticences seront balayées dès le déclenchement des hostilités. Le pire est qu’il a sans doute raison, sauf dans le cas (improbable) de difficultés militaires.
En attendant, il cadenasse la communication de l’administration et veille à la cohésion des troupes : pas de voix discordantes, très peu de fuites et de rumeurs, ou alors soigneusement téléguidées. Dès la fin de 2001, il s’était illustré par une tentative – réussie – de mise au pas de l’industrie cinématographique, sommée de participer à l’effort de « guerre contre le terrorisme ».
Ainsi va Karl Rove, l’homme qui pense à la place de Bush. « Je ne me soucie que d’une chose, explique-t-il : le président des États-Unis. S’il estime que je dois participer à une réunion, j’y vais. S’il a besoin d’un conseil ou d’une opinion, je les lui donne. »

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