Jours ordinaires dans le nord

Alors que les tractations pour la mise en place d’un gouvernement de « réconciliation nationale » tiennent le pays en haleine, la vie poursuit son petit bonhomme de chemin en zone rebelle. Grâce au système D.

Publié le 18 février 2003 Lecture : 9 minutes.

Togola est content, les étrangers de passage lui ont offert un vélo un peu grand pour ses jambes grêles d’enfant de 11 ans mal nourri, mais la bécane est en bon état de marche. Il va aller plus rapidement de chez lui au jardinet cultivé par sa maman, qu’il doit arroser tous les matins, puis se rendre à l’école et ensuite aller vendre ses cigarettes devant l’Hôtel du Centre, à Bouaké. La crise a privé la ville de transports en commun. Depuis cinq mois que règne la débrouille, pour se déplacer, c’est toujours la galère.
Les véhicules autorisés à circuler sont ceux du MPCI (Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire), voitures de fonction – dit-on – réquisitionnées, baptisées et repeintes selon l’inspiration du nouveau propriétaire ou de son chef de section. Un avantage : on sait immédiatement à qui on a affaire. La compagnie Guépard regroupe les hommes du sergent Chérif Ousmane, l’adjoint de l’adjudant Tuo Fozié au Commandement opérationnel (CO) de Bouaké, autrement dit l’un des hommes clés du MPCI. La brigade Anaconda est rattachée à Wattao, le spécialiste des opérations en brousse, celui-là même que l’on appelait encore Issiaka Ouattara lorsque, en décembre 1999, avec « IB », et quelques autres, il renversait le président Henri Konan Bédié.
Quand on voit les guimbardes du PC Crise, c’est que la police est de sortie. Les camions et les pick-up de commerçants circulent librement dès qu’ils ont l’autorisation signée par le chef Konaté, chargé de la régulation du trafic en ville. Mais le secrétariat général ou Chérif Ousmane délivrent aussi ce genre de permis. Les camions qui arrivent du Mali, où la frontière est encore ouverte, ou du Burkina Faso par autorisation spéciale, doivent acquitter un « droit de passage » d’un montant fixe de 10 000 F CFA. Le récépissé qui leur est délivré vaut autorisation de circuler jusque dans les villes.
Les mois passant, de plus en plus de jeunes recrues se livrent à de menus « rackets » aux barrières. « Nous sommes bien moins « taxés » qu’avant la crise, ils nous demandent quelques pièces ou des cigarettes. Le problème est que, sur cent kilomètres, une route peut être coupée une quinzaine de fois… », commente un conducteur. En ville, on remarque aussi les deux ou trois berlines louées à prix d’or aux journalistes européens. Leurs propriétaires sont des as de la débrouille, ne serait-ce que pour se procurer du carburant, produit rationné vendu surtout au marché noir, dont le prix oscille entre 700 F CFA et 750 F CFA le litre.
C’est 50 % plus cher que lorsque Bouaké vivait tranquille en temps de paix. La crise a fait flamber les prix de certaines denrées alimentaires et, paradoxalement, en a fait baisser d’autres, tout dépend du produit et du quartier. À Dar es-Salaam, secteur musulman où commence le Grand Marché, il y a toujours autant de monde et les prix sont restés stables. On y trouve de tout, des tongs en cuir cousu (1 000 F CFA la paire) à la vaisselle, du thé de Chine au filet de sisal spécial peeling (100 F CFA le mètre).
Les élégantes s’arrêtent devant les wax hollandais importés de Conakry, et les gourmands devant les bananes frites ou les beignets tout frais. Les ménagères font provision de viande, de légumes, d’huile, d’épices odorantes, mais on trouve aussi bien des piles électriques, des cassettes de dictaphone ou des joints de culasse. Les amateurs peuvent même acheter des films pornographiques sur CD-Rom. En revanche, à Ngatakro, de l’autre côté de la ville, près du stade, le prix d’une tablette de bouillon Kub a doublé, alors que le poisson séché se négocie dix fois moins cher qu’auparavant, faute d’acheteuses.
Ce quartier est un peu particulier. Y cohabitaient harmonieusement depuis des lustres populations dioulas et baoulées. Hélas ! les événements du 19 septembre 2002 ont effrayé les Baoulés qui, en majorité, ont pris la fuite. Les jeunes qui étaient restés ont cru la vengeance possible lorsque les loyalistes ont annoncé avoir repris la ville le 7 octobre. Une vingtaine de personnes ont alors été assassinées lors d’une opération « punitive », certaines par le supplice du collier, qui consiste à passer au cou de la victime un pneu enflammé. Mais, après des combats acharnés, les rebelles commandés par Tuo Fozié ont conservé le contrôle de la ville.
Ngatakro s’est retrouvé face à un délicat problème d’entente, résolu heureusement par de longues palabres entre les sages des deux communautés et un pardon mutuel. Mais, à l’exception de quelques femmes trop pauvres, nanties de nombreux enfants ou sans famille pour les accueillir, tous les Baoulés restants ont fui le quartier. Aujourd’hui, le doyen des musulmans, le vieux Dosso Mézei, 70 ans, constate : « Nous avons traversé des temps difficiles, mais personnellement je ne me plains pas. Sur mes dix-neuf enfants, quatre vivent en Angleterre et un à Paris. Ils m’envoient de l’argent, que mes filles vont toucher dans les banques de Yamoussoukro, car les nôtres sont toujours fermées. » Système D, toujours : les femmes n’étant jamais fouillées au corps, ce sont elles qui font la navette à travers la ligne de front et jouent les convoyeuses de fonds. Ce manque chronique de liquidités handicape l’économie de toute la région nord de la Côte d’Ivoire. À Korhogo, ville reine de l’industrie cotonnière, on se plaint partout de la difficulté à écouler les marchandises. Si l’étranger de passage ou le commerçant burkinabè ou malien se réjouit de pouvoir acheter des nappes brodées à des prix défiant toute concurrence, l’arrêt du tourisme en Côte d’Ivoire a signé la perte de nombreuses coopératives artisanales sur l’ensemble du territoire. Le chef du CO militaire, l’adjudant Koné Messemba, a même joué un discret rôle de médiateur pour que les égraineurs achètent directement aux cultivateurs de coton pour éviter que la récolte de l’année ne se gâte sur le bord des routes.
Il reste néanmoins de nombreux greniers pleins, qui n’ont pas encore trouvé preneur. À Ferkessédougou, le chef du CO Moussa Koné s’occupe du sucre. Il a adressé une lettre ouverte aux responsables des deux grandes usines pour qu’elles restent en activité et traitent la production de canne, alors que s’ouvre la campagne de récolte 2003. Elles tournent donc, à petits pas. Mais les négociants auront du mal à respecter les quotas d’export, car les camions en route pour Abidjan sont systématiquement retenus à Bouaké. Il faut des trésors de diplomatie pour convaincre les autorités de les laisser continuer leur route.
D’une façon générale, les responsables du MPCI font des efforts afin que soit restauré un semblant d’activité économique. Ils tentent également de contourner la paralysie des structures éducatives. À Bouaké, le petit Togola est retourné à l’école. Il n’a plus le même instituteur, mais celui qui vient faire l’école le matin est tout aussi compétent. Il a repris la méthode de calcul et d’orthographe de son prédécesseur. C’est un étudiant en lettres modernes de l’université, qui donne aussi des cours de français dans les classes de 6e et de 5e du collège du quartier. Son initiative n’est pas isolée. Elle est le fruit d’une concertation des étudiants, coordonnée par Idriss Konaté, étudiant en maîtrise de droit, secrétaire général de la section Centre-Nord de la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire (Fesci) et résidant au campus 1 de l’université de Bouaké.
Idriss Konaté a même organisé une marche, le 23 janvier, dans les rues de la ville, afin d’interpeller les organisations internationales comme l’Unesco ou l’Unicef, et les grandes ONG, et obtenir de l’aide. En attendant, chacun des volontaires s’est attribué un secteur, et les écoles primaires publiques, une partie des collèges et des lycées ont rouvert partiellement leurs portes. Cela dit, le risque est grand que 2002-2003 soit une « année blanche », le ministère de l’Éducation ayant annoncé depuis fort longtemps que les enseignements reçus dans la région Nord ne seraient pas validés par l’administration.
L’autre cheval de bataille du MPCI est la police, assurée à Bouaké par la compagnie dite PC Crise que dirige le commissaire principal Seydou Ouattara. Âgé d’une quarantaine d’années, Ouattara fait ce métier au même endroit depuis quinze ans. Il s’est rallié à la cause dès le premier jour. « J’en avais assez d’être considéré comme un flic de seconde zone », avouait-il en janvier dernier. Le PC Crise, composé de quatre détachements de quinze hommes chacun, a été installé environ un mois après le début des événements. À l’origine, il jouait le rôle de police militaire pour contrôler les enrôlés qui avaient largement tendance à user de leurs kalachnikovs à des fins personnelles.
Ali Fofana, ancien agent commercial aujourd’hui commissaire adjoint, raconte : « S’il est exact que dans les premiers temps, les voleurs étaient sommairement exécutés, nous essayons aujourd’hui d’être moins sévères. Les suspects que nous arrêtons sont placés dans des « boîtes de garde à vue » dans les quartiers de Sokoura, Koko ou Dar es-Salaam, et interrogés sans violence. Les coupables sont condamnés à des corvées, les récidivistes sont enfermés pour être jugés lorsque la vie aura repris son cours normal. »
Faute de personnel qualifié pour la gérer, la prison n’a pas rouvert. « Nous nous battons pour libérer le pays, pas pour séquestrer, battre ou tuer la population. Donc nous préférons ne pas créer de situation qui donne trop de pouvoir à nos éléments volontaires », commente Ali. Effectivement, les auteurs des massacres de Ngatakro sont actuellement enfermés dans les locaux de la police à Sokoura, et leur chef, Nanan Assouman Yao, assigné à résidence dans sa cour, compte tenu de son grand âge. En dépit de ces efforts, les pillages continuent, de même que les détournements de carburant, voire de camions de riz entiers. Chaque jour apporte son lot de nouveaux cas.
La RTVNP, autrement dit Radio-Télévision Notre Patrie, la chaîne affectueusement baptisée « télé-mutins » qui « squatte » de temps en temps le canal hertzien de CFI, retransmet parfois des affaires policières. Mi-télé-réalité, mi-comédie, ces émissions sont censées servir à l’édification des téléspectateurs. La présence de scènes interprétées par des acteurs amateurs ne signifie-t-elle pas que certains interrogatoires ne sont pas dignes d’être montrés devant la caméra ? Cela dit, la « maison d’arrêt » de Bouaké n’est pas pire que certaines prisons dans d’autres pays. Les détenus sont nourris tous les jours, comme partout, par les femmes. Celles-ci, comme toujours, sont particulièrement actives au sein de la société civile « parallèle » du nord de la Côte d’Ivoire.
D’une part, elles sont militantes et organisent des marches et des meetings en tout genre. Et, dans le silence, elles font la cuisine, nourrissent les militaires du MPCI et s’occupent de l’intendance. L’argent pour faire les provisions ? Elles le reçoivent du chef du CO. D’où provient-il ? Là, mystère, mais toujours est-il qu’il sert là au bien commun. À Menankro, le village au bord du lac Kossou bombardé par les hélicoptères loyalistes le 31 décembre 2002, le Mouvement des femmes pour la démocratie en Côte d’Ivoire (MFDCI), ONG dirigée par Massandié Keïta, a remis dès la mi-janvier des enveloppes aux familles des victimes. Cette initiative est l’une des premières en son genre dans la zone sous contrôle du MPCI. Tout comme l’immense « cantine de Gringoire », installée sous un auvent, près du stade, où viennent manger les enfants, les femmes, les vieux les plus démunis. Elle est tenue par un homme très simple, laïc, un philanthrope comme on n’en fait plus.
La zone MPCI fonctionne, cahin-caha. Elle tente de rendre la vie quotidienne un peu moins dure, mais, surtout, elle veut croire en un avenir de paix fondé sur une réconciliation nationale qui prendrait en compte la valeur et la bonté des peuples du Nord. Elle donne, parfois avec beaucoup de naïveté, des gages incessants de sa bonne volonté en ce sens.

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