Isegawa vainqueur par K.-O.

Roman. L’auteur de remonte sur le ring avec un livre décapant. Son adversaire est de taille : Big Daddy, l’ancien dictateur ougandais, par ailleurs ex-champion de boxe.

Publié le 18 février 2003 Lecture : 6 minutes.

Enfin ! Il aura fallu attendre vingt-quatre ans pour qu’un écrivain se paye la tête du dictateur Idi Amin Dada, qui régna sur l’Ouganda de 1971 à 1979. C’est aujourd’hui chose faite, et bien faite. Le bouffon aux mains tachées de sang est K.-O.
Moses Isegawa, 40 ans, romancier ougandais exilé aux Pays-Bas, s’est fait connaître en 1999 avec ses Chroniques abyssiniennes, conte baroque à la luxuriance toute tropicale et histoire familiale empreinte de « réalisme magique » à l’africaine. Ce succès de librairie, traduit en plus de dix langues, lui a valu d’audacieuses comparaisons avec un certain Salman Rushdie. Comme l’auteur des Enfants de minuit, il n’a pas hésité pas à mettre les pieds dans le plat, fustigeant tour à tour une classe politique inapte et un peuple incapable de s’extraire des ornières creusées par la tradition, les a priori ethniques, le poids des hiérarchies et de la religion. Avec La Fosse aux serpents, Isegawa s’attaque bille en tête aux sombres années du régime d’Idi Amin Dada. Né à Kawempe (Kampala) en 1963, Isegawa a grandi sous la férule du Maréchal et de ses successeurs, avant de quitter le pays en 1990, après quelques années passées à enseigner l’histoire. Cette formation, comme ses voyages, lui ont permis d’acquérir un regard lucide sur les qualités, mais aussi les turpitudes de ses concitoyens. Du point de vue littéraire, il n’existait à ce jour qu’un roman sur les exactions d’Amin. Signé du Britannique Giles Foden (journaliste au Guardian), Le Dernier Roi d’Écosse racontait l’épopée mi-réelle mi-imaginaire du médecin personnel de Big Daddy. Il était nécessaire qu’un Ougandais s’empare à son tour d’un sujet qui reste présent dans le débat politique national, et permette enfin une approche distanciée du passé.
Isegawa nous raconte, un peu à la manière de Foden, l’itinéraire de Bat Katanga, jeune homme aux dents longues, élève de Cambridge, qui s’imagine que sa rencontre avec le général Samson Bazooka Ondogar et son embauche au ministère de l’Énergie et de la Communication ne sont que les premières étapes d’une ascension sociale fulgurante. De fait, tout commence pour le mieux : un bureau spacieux, un poste où il reçoit carte blanche pour moderniser son ministère de tutelle, une maison de fonction à Entebbe, avec vue sur le lac Victoria, et dans son garage, une Jaguar XJ 10 vert foncé. Un bon choix, car « il n’y avait que deux autres Jaguar XJ 10 dans le pays ; leurs propriétaires étaient des généraux. C’est la raison pour laquelle les soldats ne l’arrêtaient jamais aux barrages routiers. » Pour couronner le tout, une femme superbe, préalablement formée aux techniques de l’espionnage et de l’assassinat politique par le général Bazooka lui-même. Car en ces temps troublés, la paranoïa règne en maîtresse absolue sur les esprits. L’amitié n’existe pas plus que l’amour ou la confiance. Seules dominent la peur et la malveillance. À chacun de surveiller ses arrières : « La haine entre grosses légumes était aussi normale que les puces sur un chien. » D’autant que « la situation était aggravée par la présence des valets d’Amin, dont l’instruction était généralement minime, sinon nulle. Ces anciens bouchers, éboueurs, fainéants de tout poil, se maintenaient en place en s’entourant de béni-oui-oui et en entrant régulièrement dans des crises de rage folle. » Ainsi le général Bazooka déteste Bat Katanga pour l’unique raison que c’est un Sudiste, et il a juré sa perte. Mais Bazooka, surnommé « Pet-de-Zoulou », est lui-même menacé par le colonel Robert Ashes, conseiller et véritable bras droit du maréchal Amin. Les connaisseurs de l’histoire ougandaise auront reconnu, derrière le pseudonyme transparent de Ashes (« cendres » en anglais), la personnalité trouble du « major » Bob Astles, ancien soldat britannique, qui fut très proche du Field Marshall et passa dix ans dans les geôles kampalaises après sa chute.
Les guerres entre « grosses légumes », c’est bien connu, se font aux frais des innocents. Pour frapper son ennemi, on s’attaque à sa femme, à sa famille, à ce qu’il a de plus cher au monde. Ou bien on cogne suffisamment près pour que le coup ait de violentes répercussions. Bat Katanga l’apprendra à ses dépens.
Derrière les sbires de second ordre que sont Ashes et Bazooka, gardant un oeil sur leurs querelles immatures, se profile la silhouette massive d’Idi Amin Dada (Isegawa ne s’embarrasse pas d’un pseudonyme). Plus de 1,90 m, 135 kilos, ancien soldat des King’s African Rifles, neuf fois champion de boxe de son pays, catégorie poids lourd, bouffon dont l’Occident rigole tandis qu’il envoie ad patres près de 300 000 personnes. Dans Chroniques abyssiniennes, Isegawa n’osait pas l’approcher d’aussi près, comme un fiancé trop timoré ne prend pas la main de celle qui hante ses rêves. Dans La Fosse aux serpents, il se lance et manipule le vitriol avec une étonnante dextérité. Amin est ce paranoïaque qui envoie des sosies dans les représentations officielles, cet égocentrique qui apparaît sur les billets de 1 million de shillings (inflation oblige…) « déféquant sur l’Europe », ce cocaïnomane alcoolique manipulé par un astrologue, le docteur Ali (surnommé « Dieu »). Mais Amin est aussi cet acteur qui a joué à Hollywood le rôle de son maître et modèle, Benito Mussolini soi-même, dans deux longs-métrages. Oui, c’est là un scoop que nous révèle Isegawa ! Amin Dada aurait tenu le haut de l’affiche dans The Rise of Il Duce. Un très bon film, si l’on en croit l’intéressé : « Le corps, la tête rasée, le menton dressé, la couche épaisse de maquillage, le fait qu’un géant noir représentât un homoncule blanc, tout concourait à en faire une comédie remarquable. » Même si « Amin avait dû évidemment subir une cure d’amaigrissement, et, afin de faire disparaître son gros ventre, il avait dû fréquenter les gymnases high-tech et s’enfiler dans le rectum des suppositoires laxatifs ».
L’ironie et l’humour crûment distillés d’Isegawa garantissent la truculence du récit. Pour l’auteur, « sans humour, la plupart des histoires meurent. J’essaie de l’éviter ». Mais il ajoute : « La cupidité et la cruauté humaine empirent. Il suffit de jeter un oeil au Congo ou à l’Irak. L’animal humain est loin de s’être libéré de ses pulsions les plus sombres. » Dont acte : La Fosse aux serpents ne raconte pas seulement les facéties d’hommes politiques aux gesticulations clownesques dans un pays qui bascule peu à peu vers la folie, mais aussi les souffrances et la mort de ceux « qui ne comptent pas ». Sous Amin, comme sous Milton Obote, son prédécesseur et successeur, les hommes sont considérés comme quantité négligeable. Emprisonné sans savoir pourquoi, Bat Katanga connaît les affres de la torture. On l’oblige à abattre un homme qu’il n’a jamais rencontré. On le contraint à transporter des cadavres sanguinolents dans la forêt vierge de Mabira, afin de les y faire disparaître. Pendant ce temps, sa famille le cherche désespérément. Sa soeur loue les services d’un « chirurgien », un pêcheur qui sait où les hommes de main d’Amin entassent les corps, dans les marais où poussent les papyrus géants. L’ancien étudiant de Cambridge apprend à son corps défendant ce qu’il en coûte de collaborer avec un régime sanguinaire. Sa prise de conscience est tardive, lente et cruelle. Elle débouche sur un pessimisme radical exhalant un mauvais parfum d’opportunisme : chacun pour soi. S’il s’en sort, ce n’est que grâce à une extraordinaire capacité d’adaptation.
L’histoire de Bat Katanga est celle de l’Ouganda, fasciné, torturé puis libéré sous caution. Dans La Fosse aux serpents, Isegawa décrit au plus près les crimes les plus sordides et les délires hystériques d’un dictateur d’opérette armé jusqu’aux dents. En bon fossoyeur, il creuse pour Amin Dada une tombe sur mesure. Même si ce dernier, à 78 ans, dans sa retraite dorée de Djeddah, peut encore dire « ces Saoudiens s’occuperont de moi toute ma vie ». Puisque à l’inverse des Milosevic et autre Hissène Habré, personne ne lui cherche noises autres que littéraires.

La Fosse aux serpents, Albin Michel, 332 pp., 19,8 euros.

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