Gates et Bush contre le sida
Pandémie. Comment financer la lutte contre la maladie dans les pays en développement ? Même si les dollars commencent à arriver, leur utilisation n’est pas toujours bonne.
«Où sont les 10 milliards ? »
La question était sur toutes les lèvres lors de la dernière Conférence mondiale sur le sida, à Barcelone, en juillet 2002. C’était l’apport annuel de chaque pays du G8 jugé nécessaire à une lutte efficace contre le sida. Jusqu’à ces dernières semaines, aucun des huit pays ne l’avait fourni. Ce sont les Américains qui, de George W. Bush à Bill Gates, ont ouvert le bal.
Le 28 janvier dernier, le président Bush, dans son discours sur l’état de l’Union, a annoncé une contribution à la lutte contre le sida de 15 milliards de dollars sur cinq ans. Jamais un tel investissement n’avait été consenti. En argent frais, ce sont 10 milliards de dollars qui viennent s’ajouter aux 5 milliards déjà promis en juin dernier. Pourtant, une fois de plus, malgré sa générosité, l’initiative américaine n’a pas échappé à la critique.
Au même moment, du 28 au 31 janvier, se tenait à Genève le conseil administratif du Fonds mondial de lutte contre le sida, la malaria et la tuberculose. Un Fonds en situation critique. Après dix-huit mois d’exercice, la structure créée en juin 2001 à l’initiative de Kofi Annan a enfin trouvé son rythme de croisière et a même annoncé la distribution de quelque 866 millions de dollars à une soixantaine de pays dans les deux prochaines années. Mais du même coup vidé les caisses. De 6 milliards à 7 milliards de dollars sur deux ans seraient nécessaires pour remettre la machine en marche, a estimé Richard Feachem, le directeur exécutif du Fonds.
Or, sur les 15 milliards promis par Bush, un seul ira au Fonds au cours des cinq prochaines années. Pas de quoi le renflouer. Que deviendront les 14 autres milliards ? Ils seront dépensés selon une logique totalement individuelle, via les agences d’aide de Washington, pour des programmes choisis par Washington. Quatorze pays en bénéficieront. Dont treize qui ont déjà reçu des financements du Fonds mondial. Mais surtout quatorze pays d’Afrique et des Caraïbes qui n’ont jamais souhaité, jusqu’à maintenant, produire et/ou importer des médicaments génériques. De « bons élèves » en quelque sorte, qui sont ainsi félicités de leur fidélité aux laboratoires pharmaceutiques, et pour qui ces 15 milliards de dollars représentent 93 % de leurs dépenses annuelles totales de santé. Comme l’a souligné dans son discours le président américain, « le traitement est désormais accessible à moins de 300 dollars par an ». Ce prix de 300 dollars annuel est celui, moyen, des génériques. Bush estime que « rarement l’Histoire a offert une plus grande occasion d’apporter autant à autant de bénéficiaires ». L’investissement ainsi consenti permettra « d’éviter 7 millions de nouvelles contaminations, de traiter au moins deux millions de personnes et de fournir des soins à des millions de personnes souffrant du sida, et à de nombreux orphelins du sida ». Quoi qu’il en soit, cette initiative individuelle va à l’encontre de la politique du Fonds mondial : celle-ci prévoit de regrouper l’argent des différents donneurs pour le remettre à un État qui a proposé un programme global, concret et réalisable de lutte contre la maladie, en évitant la dispersion des organismes donateurs, donc des procédures de demandes d’aides et de leur utilisation. Le communiqué publié le 31 janvier par la Maison Blanche et affirmant que les États-Unis « n’abandonnaient pas le Fonds mondial » n’empêchait pas Jeffrey Sachs, le 4 février, de s’élever contre ce cavalier seul (voir page ci-contre). De son côté, Paul Davis, directeur des relations publiques de l’association américaine « Health Gap », a affirmé, le 30 janvier, dans le Financial Times, que « Washington a agi ainsi à cause de la méfiance intrinsèque des républicains face à toute initiative multilatérale ». Il reconnaît que « le Fonds pourrait manquer d’argent dès demain et que de grandes interrogations se posent quant à la capacité américaine à dépenser cet argent ». Peu décidé à disparaître, le Fonds mondial a lancé un signal fort à Washington en nommant Richard Thompson, secrétaire américain à la Santé, à la présidence de l’organe financier des Nations unies. Lequel ne peut désormais plus compter que sur la générosité européenne. Les activistes ne manqueront d’ailleurs pas de reporter leur pression sur les gouvernements du Vieux Continent, puisque les États-Unis ont malgré tout signé un gros chèque. Pour l’heure, l’Union européenne s’est simplement engagée à donner au Fonds 351 millions d’euros en 2004, au lieu des 80 millions pour 2003. Reste l’écueil du vote budgétaire.
Le sida, la malaria et la tuberculose, les trois pandémies les plus meurtrières dans les pays en développement (PED), pourront toutefois compter sur la générosité d’un autre donateur : Bill Gates. Via la Fondation Bill et Melinda Gates, fondée avec son épouse en 1998, le patron de Microsoft a annoncé, le 27 janvier à Davos, qu’il ferait un don de 200 millions de dollars à la santé publique. Jamais la fondation de l’homme le plus riche du monde n’avait effectué un don aussi important. Même si l’éducation fait également partie des bénéficiaires de ses dons, il ne fait aucun doute que la santé publique des PED est la priorité absolue. Peut-être parce que Melinda Gates a convaincu son époux de consacrer la moitié de sa fortune, soit 23 milliards de dollars, à la Fondation, après avoir constaté que « les États-Unis étaient épargnés par les maladies infantiles les plus meurtrières ». Quatre-vingt-dix pour cent des maladies qui touchent le plus grand nombre ne bénéficient en effet que de 10 % des financements de la recherche. Dans une tribune publiée par le Wall Street Journal le jour de l’annonce de son don, Gates explique que « devant l’expansion du VIH-sida, du paludisme et de la tuberculose, il faut aujourd’hui lancer un autre appel mondial à l’action afin qu’on s’attaque aux problèmes scientifiques qui se posent à propos de l’accès à de nouveaux vaccins, traitements et thérapies concernant les maladies qui frappent les plus pauvres des pauvres ». Ainsi, alors que Bill Gates a été l’un des premiers privés à financer le Fonds mondial à hauteur de 100 millions de dollars, soit autant que le Canada et plus que la Belgique, la Russie ou l’Autriche, il est, encore une fois, à l’origine d’une nouvelle initiative. Il veut, cette fois, sauver une grande partie des vies perdues chaque année à cause de la malaria, de la tuberculose ou des carences alimentaires, en favorisant la recherche scientifique, très délaissée pour ces maladies. Cette idée, s’est-il plu à raconter, lui a été inspirée par un mathématicien allemand, David Hilbert, qui en 1900, lors d’un congrès de mathématiciens, présenta vingt-trois problèmes non résolus. Il était certain que ces énigmes guideraient la recherche pour le siècle à venir. Elles le firent, et permirent des percées remarquables dans le domaine des mathématiques. Suivant cet exemple, Bill Gates a confié au docteur Harold Varmus, ancien directeur des fameux National Institutes of Health américains, la direction d’un panel de scientifiques chargés de dresser la liste des « grands défis de santé mondiale » pour lesquels la recherche pourrait sauver des milliers de vies dans les PED.
Sur le modèle du décryptage du génome humain réussi par un consortium international de chercheurs, Gates financera des approches nouvelles et interdisciplinaires qui permettront à une large communauté scientifique du Nord d’utiliser son expérience pour résoudre des questions de santé fondamentales dans les PED. Parmi tous ces défis, Bill Gates cite, dans le Wall Street Journal, un moyen d’éviter la transmission du paludisme ou de la dengue, ou encore une technique de stimulation du système immunitaire afin qu’il crée des anticorps pour neutraliser le VIH. Son ambition est donc de travailler en amont du Fonds. La barre est très haute, mais les moyens – et leur coordination – sont là.
En affectant 15 milliards de dollars à la lutte contre le sida, George W. Bush aurait dû envisager un moyen de les dépenser qui n’affaiblisse un travail très bien effectué par d’autres.
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