Drôle de pays !

Les « affaires » qui décrédibilisent patrons et politiques, le chômage qui ne baisse pas, les réformes que l’on ne peut pas faire… la société française n’a pas le moral. Et oublie souvent que tout ne va pas si mal.

Publié le 18 février 2003 Lecture : 7 minutes.

La France est-elle toujours la France, c’est-à-dire une grande puissance et une nation porteuse d’un message d’universalité ? Poser la question, c’est déjà exprimer une suspicion de décadence. Donald Rumsfeld, le secrétaire américain à la Défense, contribue à alimenter ce doute lorsqu’il classe la France et l’Allemagne dans ce qu’il appelle la « vieille Europe », celle des nations dépassées par l’Histoire.
Le séisme de l’élection présidentielle d’avril-mai 2002 prouve que le trouble avait déjà gagné l’ensemble des Français : il est sidérant de constater que Jacques Chirac, le président sortant, n’y a recueilli au premier tour que 19,9 % des voix ; il n’est pas moins stupéfiant que Lionel Jospin, l’un des Premiers ministres les plus efficaces de la Ve République, n’en ait obtenu que 16,2 %, laissant la deuxième place à Jean-Marie Le Pen, le populiste d’extrême droite, avec 16,9 % ; le pire est que près de 47 % des votants ont donné leur suffrage aux treize autres candidats, qui n’avaient aucune chance d’être élus. On ne pouvait mieux manifester grogne et même mépris à l’endroit de la classe dirigeante ! Pour couronner le tout, les Bleus, l’équipe de France de foot, championne du monde en titre, a été sortie sans gloire dès le premier tour de la Coupe du monde organisée en Corée du Sud et au Japon au mois de juin… Assurément, la France vacille.
Les analystes se perdent en conjectures sur les causes d’une déprime ambiante. Que l’on sache, la France est toujours l’un des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU et peut tenir en échec le géant américain grâce à son droit de veto. Elle compte parmi les cinq nations qui maîtrisent les armes stratégiques par excellence – les bombes A et H -, et parmi les quatre pouvant mettre en ligne porte-avions ou sous-marins nucléaires pour atteindre des objectifs très éloignés de leur territoire national. Elle possède la troisième armée du continent européen, après celles de la Russie et de la Grande-Bretagne ; avec 2,6 % de son Produit intérieur brut (PIB) consacré à sa défense, elle est le membre de l’Union européenne qui fournit l’effort militaire le plus soutenu.
Si l’on se tourne vers les signes de richesse, le constat se répète : la France tient son rang et figure aux places d’excellence. En matière d’exportations ou de puissance économique, elle se situe à la quatrième ou à la cinquième place mondiale. En 2001, elle a été le deuxième ou le troisième pays de la planète – selon les calculs – à avoir attiré le plus de capitaux étrangers. Son agriculture est la première d’Europe, et pas seulement dans le domaine du vin ou des fromages. Elle possède quelques-uns des mastodontes les plus performants de l’économie mondiale : Axa dans l’assurance, TotalFinaElf dans le pétrole, Renault dans l’automobile, Alcatel dans les télécommunications, EDF dans l’électricité, Carrefour dans le grand commerce.
Côté douceur de vivre, les Français ne sont pas à plaindre, et l’adage allemand « heureux comme Dieu en France » a encore de beaux jours devant lui. Notamment grâce à un système de santé que l’Organisation mondiale de la santé juge le meilleur et grâce à un régime alimentaire plutôt équilibré, l’espérance de vie moyenne augmente de trois mois tous les ans, et les Françaises sont, avec les Japonaises, les femmes qui ont le plus de chances de dépasser l’âge de 80 ans. Dans une Europe qui ne fait plus beaucoup de bébés, l’Hexagone se singularise par une fécondité de 1,9 enfant par femme, un taux supérieur à la moyenne continentale, autant que la très catholique Irlande. Si l’on doutait encore de la capacité de séduction de la vieille Gaule, la foule des touristes qui envahit Paris, la Côte d’Azur, le Périgord ou les Alpes-de-Haute-Provence rassurerait : la France détient le ruban bleu du tourisme mondial avec 76,5 millions de visiteurs étrangers chaque année.
En contrepoint de ce tableau plutôt flatteur, les signes d’un mal-être, voire d’une peur, sont légion. Et pas uniquement perceptibles dans les urnes. Il y a le discours fantasmatique d’un José Bové, le pétulant responsable de la Confédération paysanne, qui fait un tabac en partant en guerre contre une « malbouffe » qui n’a jamais été significative au pays du roquefort et du boeuf charolais. Il y a la montée d’une xénophobie latente avant le 11 septembre et qui s’exerce en priorité contre les 1,3 million de résidents d’origine maghrébine. Il y a une bouffée de désir sécuritaire où le ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, trouve les sources de sa réelle popularité parce qu’il fait preuve de sa détermination à combattre l’incivilité, les délits et les crimes qui pourrissent la vie des citadins.
Notons aussi que les Français montrent, avec un taux élevé d’épargne de 17 %, qu’ils redoutent l’avenir : ils constituent des provisions pour une éventuelle période de vaches maigres. Enfin, le débat sans fin qui ressurgit en période électorale sur « le recul économique », le « manque d’attractivité » ou le « déclin » de la France trahit la sensation collective que « cela ne tourne pas rond », alors que les performances exceptionnelles de l’Irlande ou de la Chine, qui rattrapent les « vieilles » nations comme la France, sont plutôt une bonne nouvelle pour l’équilibre du monde.
Cette morosité a plusieurs causes. Tout d’abord, la crise de leadership n’est pas moins grave en France qu’au Japon, par exemple. Les chefs en tout genre, hommes politiques ou patrons d’entreprise, ont singulièrement pâti des « affaires », des procès pour corruption ou pour abus de biens sociaux, de la révélation des fonds secrets, qui n’ont épargné ni la gauche, ni la droite, ni l’actuel chef de l’État, ni le précédent président du Conseil constitutionnel. On se souvient du temps où le général de Gaulle exigeait de l’intendant de l’Élysée qu’il lui fasse payer les repas de sa famille quand il invitait celle-ci à la table présidentielle ! « Tous pourris », tel est le cri rageur inspiré par les financements occultes des partis, les enveloppes baladeuses et la manne pétrolière souterraine.
La lèpre du chômage n’a pas peu contribué à faire chuter le moral. Le pourcentage des sans-emploi est, en France, avec 9 %, le plus élevé des pays du G8. Depuis vingt ans, rien n’y a fait : ni la création d’un revenu minimum d’insertion, qui n’a inséré personne ; ni la réduction du temps de travail, qui ne crée des emplois que quand la conjoncture est bonne ; ni le durcissement des formalités de licenciement, qui bloque l’embauche, etc. Les économistes anglo-saxons estiment que c’est précisément cette surprotection des salariés et leur faible taux d’activité qui paralysent un pays dont la productivité est pourtant l’une des plus élevées des nations industrialisées. C’est à y perdre son latin.
Troisième cause de moral en berne : les réformes impossibles. Les Français savent que leur pays doit s’adapter aux grands vents de la libéralisation. Ils ont conscience que leur pyramide des âges posera de graves problèmes au système de retraite. Ils sentent bien que leur démographie peu dynamique obligera à rouvrir le dossier de l’immigration. Pas de solutions sans mise à plat des problèmes. Et c’est justement cette mise à plat que la France n’ose pas affronter. Englués dans une cohabitation molle – souhaitée par l’opinion – entre un président de droite et un Premier ministre de gauche et vice versa, les gouvernements ont prudemment évité les débats et les décisions nécessaires pour l’avenir, mais redoutables à court terme. Pas question de perdre les élections, et tant pis si l’équilibre de la nation s’en trouve compromis à terme. Alors tout le monde avance à reculons et fait le contraire de ce qu’il promet : la gauche libéralise plus que la droite, mais avec mauvaise conscience ; la droite continue à surprotéger le corps social, mais sans le dire. On n’en finit pas de démolir – dans les discours – un colbertisme, un étatisme et un centralisme hors d’âge dont tous les Français sont intimement convaincus qu’ils sont les garants de leur République. Il y a de la schizophrénie dans l’air.
Dans ces conditions, étonnez-vous que, empêtrée dans ses restrictions mentales et ses frousses, campée sur son « exception française », sur ses « services publics à la française » et les sacrifices budgétaires qui vont avec, la France ait perdu de son rayonnement. Elle s’est désengagée d’Afrique parce qu’elle ne savait quoi y faire ; elle taille dans ses budgets pour fermer les établissements scolaires français à l’étranger ou réduire les bourses des étudiants étrangers en France, mais elle pleure ensuite le recul de la langue, de la technologie, de l’influence française. Prenant ses décisions sans ordre ni projet, elle ne peut que constater les dégâts que ses zigzags lui occasionnent en matière de crédibilité.
Les remèdes sont simples et héroïques. Point de salut hors la prise de conscience que la patrie de Napoléon, de Jules Verne et d’Alexandre Dumas est une puissance, certes, mais une puissance moyenne qui n’a plus les moyens de se tailler le moindre empire. Il lui reste deux voies, qui peuvent d’ailleurs se combiner. La voie gaullienne – ou gauloise – consiste à s’arc-bouter sur son génie universel et sa faiblesse relative pour interpeller le monde et lui rappeler, envers et contre tout, un certain nombre de valeurs élémentaires. Mais s’ouvre aussi la voie multinationale, que la France a commencé à emprunter en réussissant avec ses voisins le supersonique Concorde, les Airbus, les trains à grande vitesse, tout comme la politique agricole commune. Il s’agit d’une forme de génie peu pratiqué auquel, dans une envolée prémonitoire, Victor Hugo avait convié son pays, il y a plus d’un siècle : « La France a cela d’admirable, écrivait-il, qu’elle est destinée à mourir, mais à mourir comme les dieux, par la transfiguration. La France deviendra l’Europe. » Et pourquoi pas ?

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