[Tribune] Algérie : je t’aime, moi non plus

La diffusion du documentaire « Algérie, mon amour » de Mustapha Kessous déchaîne les passions sur les réseaux sociaux. Parmi les reproches faits au journaliste, celui de porter un regard occidental, depuis la France.

Des manifestants algériens à Alger, le 13 décembre 2019. © Toufik Doudou/AP/SIPA

Des manifestants algériens à Alger, le 13 décembre 2019. © Toufik Doudou/AP/SIPA

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  • Mabrouck Rachedi

    Ecrivain franco-algérien dont le dernier roman est « Krimo, mon frère » (éd. L’École des loisirs).

Publié le 27 mai 2020 Lecture : 4 minutes.

L’impression visuelle est ironique. Pendant que le documentaire Algérie, mon amour est diffusé sur France 5, #RestezPrudents apparaît en lucarne de l’écran. Bien qu’il soit relatif au coronavirus, le conseil pourrait s’appliquer au film de Mustapha Kessous, qui déchaîne les passions sur les réseaux sociaux. Oubliés le pacifisme et l’humour du hirak, ce sont parfois des messages de déception, de trahison ou carrément des insultes qui pleuvent sur le journaliste du Monde. Bien sûr, il y a aussi des messages de soutien, mais la dure loi des réseaux sociaux veut que les plus mécontents s’y expriment de la façon la plus véhémente et donc la plus visible. D’où un biais d’observation : on entend mieux celui qui crie le plus fort.

Parmi les reproches, le profil de certains interviewés, teinté d’un regard moral, voire religieux, sur des jeunes qui revendiquent leur droit à boire de l’alcool, à pouvoir s’embrasser dans la rue, à s’aimer sans tabous, à écouter de la musique métal… Ces gens ne représenteraient pas la jeunesse algérienne et les aspirations du hirak. Mais qui prétend qu’un documentaire à la télé est une étude sociologique, que la galerie de personnages est un panel de la population ? Le réalisateur porte un point de vue, il n’a aucune prétention scientifique d’exhaustivité. Et quand bien même, on a vu lors des débats passionnés sur le professeur Raoult et son traitement à la chloroquine que les études scientifiques sont aussi sujettes à discussions interminables sur les techniques d’échantillonnages…

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Plusieurs pays en un

Dans ce reproche de défaut de représentativité, il y a une autre quête, impossible : celle de capter le pouls d’une population dans son ensemble, à en cerner les lignes de fracture. On l’a vu dans des pays comme la France avec le mouvement des Gilets Jaunes ou avec l’élection surprise de Donald Trump, les expressions populaires peuvent échapper au regard des journalistes. Personne n’avait vu venir le hirak et personne ne saurait le réduire à des profils-types, avec 10 ou 50 témoignages. C’est d’autant plus difficile dans un pays comme l’Algérie, où les voix démocratiques ont été étouffées depuis l’indépendance. C’est d’ailleurs l’une des revendications du mouvement que de libérer cette parole confisquée.

L’Algérien moyen reste un fantasme. À défaut d’élections libres, la volonté de la majorité du peuple algérien est impossible à définir

À défaut d’élections libres, la volonté de la majorité du peuple algérien est impossible à définir et chacun y projette ce qu’il souhaite. L’Algérien moyen reste un fantasme. Un des passages du documentaire représente bien la difficulté à définir une unité dans les revendications. Une jeune femme dit qu’un vendredi de manifestation, elle s’est retrouvée à scander les mêmes slogans qu’un groupe d’islamistes, sans que les uns et les autres se jugent. Si chacun des groupes étaient d’accord pour savoir contre quoi ils luttaient, définir une plate-forme programmatique commune paraît une gageure.

En Algérie comme dans beaucoup d’autres pays, il y a plusieurs pays en un. On a vu aux États-Unis, l’écart entre les grandes villes et l’Amérique profonde, conservatrice et revancharde, qui s’est sentie reléguée pendant les années Obama vues comme progressistes. En Algérie, lors du hirak se sont déroulées les obsèques d’Abassi Madani, le chef historique du Front Islamique du Salut, où se sont massés des milliers de personnes. Il y a fort à parier que des personnes se sont retrouvées dans l’un et l’autre des rassemblements. Les deux expressions populaires ont été simultanées et il est difficile de ne pas prendre en compte cette composante religieuse en Algérie.

Mustapha Kessous, réalisateur du film "Algérie, mon amour". © DR

Mustapha Kessous, réalisateur du film "Algérie, mon amour". © DR

Le binational, éternel incompris ?

Mais on la voit rarement, soit parce qu’on ne le veut pas, soit parce qu’elle ne veut pas s’exprimer, soit parce qu’on ne sait pas l’atteindre. Dans l’exemple précédemment cité de la jeune femme qui s’est retrouvée à défiler avec des islamistes, on aimerait aussi connaître le point de vue de ces gens-là, même si on ne partage pas leurs opinions. Il y a en eux une partie de la complexité algérienne, pas seulement religieuse mais aussi sociale et culturelle, qui la rend si insaisissable aux observateurs qui ont tendance à associer expression populaire et volonté d’émancipation selon des critères qui leur sont propres.

Le binational est toujours vu comme un traître. Un néo-colonisateur qui véhicule consciemment ou non la parole pseudo-civilisatrice de son maître

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Parmi les critiques faites à Mustapha Kessous, il y a enfin celle de porter un regard de France. Une sempiternelle rengaine faite aux enfants de l’immigration, parfois vus comme des déserteurs. Le binational serait un traître ou le porteur d’un regard prosélyte de l’Occident. Un néo-colonisateur qui véhicule consciemment ou non la parole pseudo-civilisatrice de son maître. Dans ces outrances de langage, dans ces remontrances anachroniques, dans ce rapport conflictuel entre enfants séparés par une mer, il y a de part et d’autre de la Méditerranée un rapport à l’identité algérienne qui n’a pas encore été réglé près de 60 ans après l’indépendance. Cette tribune, écrite par un franco-algérien, portera peut-être elle aussi le sceau de cette suspicion d’un point de vue de surplomb et étranger. Les déclarations d’amour, en Algérie comme ailleurs, sont les plus difficiles à écrire.

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