« Non, Kim Jong-il n’est pas fou »

Auteurs d’un remarquable livre sur le dernier régime communiste de la planète, Juliette Morillot et Dorian Malovic témoignentÂÂ.

Publié le 17 janvier 2005 Lecture : 7 minutes.

Quand on évoque la Corée du Nord, on pense immédiatement à l’enfer des camps de travail du dernier État communiste totalitaire de la planète. Ou à la famine qui tua plusieurs millions de personnes dans les années 1990. Ou encore à l’« axe du Mal », où George W. Bush l’a placée en raison de ses capacités nucléaires. Il n’empêche : le pays de Kim Jong-il reste un mystère. Comment y vit-on aujourd’hui ? Pour tenter, loin de tout cliché, de répondre à cette question, l’historienne Juliette Morillot et le journaliste Dorian Malovic sont allés à la rencontre des Nord-Coréens eux-mêmes. Cela donne un livre passionnant, Évadés de Corée du Nord, paru en novembre 2004 chez Belfond-Presses de la Cité.
Certains de ces « évadés » ont, au terme d’un long périple, échoué en Corée du Sud, au-delà du 38e parallèle qui, depuis plus d’un demi-siècle, marque la frontière entre les deux pays. D’autres, plusieurs centaines de milliers sans doute, ont traversé clandestinement le fleuve Tumen pris par les glaces et gagné la Mandchourie, en République populaire de Chine. Une sorte d’eldorado où, en toute illégalité bien sûr, ils tentent de gagner un peu d’argent avant de rentrer chez eux.
Au fil de leurs témoignages, on découvre d’innombrables vies marquées par la peur incessante des dénonciations et des arrestations. Mais aussi l’amour d’un peuple pour sa patrie. On réalise aussi que, du côté de Pyongyang, des changements sont en cours, et que, peu à peu, le régime est contraint de lâcher du lest. De retour à Paris, Juliette Morillot et Dorian Malovic ont accepté de répondre aux questions de Jeune Afrique/l’intelligent.

Jeune Afrique/l’intelligent : Le régime nord-coréen est-il en train de se fissurer ?

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Dorian Malovic : Après l’effondrement de l’URSS, la situation s’est rapidement dégradée. La fin de l’aide soviétique et les mauvaises conditions climatiques ont, au milieu des années 1990, provoqué une terrible famine qui a déstabilisé le régime. Incapable de subvenir aux besoins de la population, celui-ci a été contraint de tolérer le marché noir et les déplacements à travers le pays, mais aussi d’accepter l’aide internationale. Aujourd’hui, les Nord-Coréens ne meurent plus de faim. Sur le marché parallèle, on trouve absolument tout : des vêtements aux lecteurs de DVD. Mais il faut de l’argent pour se les procurer. D’où l’apparition de la corruption et des trafics en tout genre. Le système est gangrené, mais il est impossible de revenir en arrière.

J.A.I. : À la lecture de votre livre, on découvre que la Corée du Nord n’est pas aussi fermée qu’on le croyait…

Juliette Morillot : Longtemps réputée infranchissable, la frontière sino-coréenne ne l’est aujourd’hui plus du tout. Les policiers laissent passer leurs compatriotes qui se rendent en Chine pour s’approvisionner – moyennant finance, bien sûr. En avril 2004, le code pénal a d’ailleurs été modifié, et les peines prévues pour ce genre de délit ont été réduites. Ces trafics alimentent les marchés parallèles, mais font également prendre conscience aux Nord-Coréens de l’existence d’un ailleurs, avec lequel ils peuvent désormais communiquer grâce aux téléphones portables introduits illégalement dans le pays.

J.A.I. : Peut-on parler de libéralisation économique ?

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D.M. : Le capitalisme a fait irruption dans le régime stalinien. En 2002, sous la pression de la Chine, Kim Jong-il a engagé de timides réformes. Un grand marché libre a été ouvert dans la capitale, où le niveau de vie est beaucoup plus élevé que dans le reste du pays. On est encore loin d’une économie socialiste de marché à la chinoise, mais il est désormais possible d’entreprendre. Les capitaux étrangers sont acceptés dans les trois zones économiques spéciales créées par le régime. La plus active se trouve au Sud, autour de Gaesong, à quelques kilomètres de la zone démilitarisée entre les deux pays. Des multinationales ont installé des usines dans cette région, où Sud-Coréens et Européens peuvent se rendre sans problème pour leurs affaires.

J.A.I. : Ces changements s’accompagnent-ils d’un assouplissement politique ?
J.M. : Absolument pas. À la moindre menace, le régime a recours aux purges. La dernière remonterait à mars 2004 et concernerait le propre beau-frère de Kim Jong-il, qui a été écarté du gouvernement, sans doute à la suite d’articles parus dans la presse sud-coréenne selon lesquels il était le mieux placé pour prendre le pouvoir en cas de coup d’État. Toute personne tentant de rejoindre le Sud est passible d’une peine d’emprisonnement à vie, voire de la peine de mort.
J.A.I. : Existe-t-il un risque de coup d’État ou de soulèvement populaire ?
D.M. : En 2001, il y a eu une tentative avortée de prise de pouvoir par des généraux, naturellement suivie d’une purge. C’est qu’il est très difficile de garder un secret. La peur des représailles, qui touchent la famille et l’entourage des suspects ou des « traîtres », pousse à la délation. On ne peut faire confiance à personne dans cette société où tout le monde est à la fois victime et bourreau. Un soulèvement populaire paraît impensable pour l’instant. La population, qui ignore les concepts de liberté et de droits de l’homme, n’en a absolument pas les moyens. Et la peur des camps est omniprésente.
J.A.I. : Que savez-vous de ces « camps de la mort » ?
D.M. : Des rescapés ont raconté leurs séjours dans l’univers concentrationnaire des camps nord-coréens. Jadis au nombre de vingt, ces derniers seraient encore une douzaine, essentiellement dans le nord du pays. Tortures, humiliations et travaux forcés y sont la norme. Ils sont réservés aux prisonniers politiques. Parallèlement, il existe de très nombreux camps dits de rééducation, où sont envoyés les autres prisonniers. Ceux-là ont davantage de chances de s’en tirer.
J.A.I. : Kim Jong-il est apparemment la cible de critiques de plus en plus nombreuses…
J.M. : C’est sûrement pour cela qu’en fin stratège il a fait récemment retirer ses portraits de tous les lieux publics et demandé aux Nord-Coréens de ne plus porter de badges à son effigie. En supprimant le culte de la personnalité, il tente de contenir la contestation à son encontre. En revanche, Kim Il-sung, son père, continue de faire l’objet d’une véritable vénération.
J.A.I. : Est-il vraiment aussi fantasque qu’on le dit ?
J.M. : Les Américains tentent de le faire passer pour un fou, pour un original complètement coupé du reste du monde. Je pense au contraire que Kim Jong-il est intelligent et parfaitement informé par le biais des médias étrangers et d’Internet. Il y a quelques années, il avait surpris Madeleine Albright, l’ancien secrétaire d’État américain, en lui donnant, à l’issue d’un entretien, son adresse e-mail ! Il a fait des études supérieures en économie politique à Pyongyang, puis en Chine, où il a rencontré de nombreux étrangers avec qui il est toujours en contact. Les Mémoires publiés par son ancien cuisinier ainsi que les témoignages que nous avons recueillis donnent une idée de la manière dont il vit. Fin gourmet, amateur de vin et de spiritueux, il adore le luxe et possède de nombreuses villas dans tout le pays. On le dit également passionné d’équitation, de ski nautique et de cinéma. Doté d’un certain sens artistique, il a écrit de nombreux opéras et pièces de théâtre à la gloire de son régime.
J.A.I. : Envisage-t-il de perpétuer la dynastie des Kim ?
J.M. : Oui. Il a eu plusieurs enfants de ses quatre femmes successives et souhaite voir l’un de ses fils lui succéder. Son préféré a longtemps été Kim Jong-nam, issu de son deuxième mariage, mais celui-ci est tombé en disgrâce : il s’était rendu au Japon muni d’un faux passeport pour y visiter Disneyland ! Aujourd’hui, les deux fils de sa quatrième épouse, dont la mort, en août 2004, l’aurait beaucoup affecté, ont la faveur des pronostics. L’aîné, Kim Jong-chul, qui a fait ses études à Genève et dirige actuellement la propagande du parti à Pyongyang, semble être le favori du moment.
J.A.I. : Eu égard à ses capacités nucléaires, la Corée du Nord est-elle un danger ?
D.M. : À moins d’y être contraint par une attaque américaine ou sud-coréenne, Kim Jong-il n’utilisera pas l’arme nucléaire. Il manoeuvre habilement, ne cède ni aux pressions américaines ni aux pressions chinoises et sait parfaitement jouer des rivalités entre les grandes puissances. Il sait également que personne ne souhaite voir la Corée du Nord s’effondrer. Pour l’instant, il refuse de retourner à la table des négociations et laisse le monde entier spéculer à l’infini sur la quantité de missiles qu’il possède… Soucieux avant tout de la survie de son régime, il n’a aucune raison de renoncer à cette ultime carte.
J.A.I. : Une réunification de la péninsule est-elle envisageable ?
D.M. : Aucun pays ne souhaite voir une Corée réunifiée, qui mettrait en péril l’équilibre géopolitique de la région.

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