Les dessous de Libreville

Cadeau empoisonné ou carte blanche ? Voici pourquoi et comment l’Union africaine a dit « oui, mais » au président Laurent Gbagbo dans la capitale gabonaise.

Publié le 17 janvier 2005 Lecture : 6 minutes.

Le président sud-africain Thabo Mbeki, médiateur de l’Union africaine (UA) dans la crise ivoirienne, n’est pas au bout de ses peines. Moins de vingt-quatre heures après le premier sommet des chefs d’État membres du Conseil de paix et de sécurité de l’organisation continentale tenu le 10 janvier à Libreville et consacré notamment à la Côte d’Ivoire, il a dû faire le déplacement de Yamoussoukro. Dans la capitale politique ivoirienne, il a participé le 11 janvier au Conseil des ministres prévu pour réunir – pour la première fois depuis longtemps -, tous les membres du gouvernement de réconciliation nationale, mais que les représentants de l’ex-rébellion ont fini par boycotter. Une façon pour Guillaume Soro et ses camarades de manifester sinon leur mécontentement, du moins leurs réserves sur les conclusions du conclave de Libreville qui laissent encore au président Laurent Gbagbo une certaine marge de manoeuvre.
Alors qu’on ne l’attendait pas, le chef de l’État ivoirien a débarqué, au dernier moment et à la surprise générale, à la Cité de la démocratie, théâtre de la rencontre, où devait initialement le représenter son ministre de l’Intégration régionale, Théodore Mel Eg. Un revirement attribué aux interventions pressantes de Mbeki et du président de la Commission de l’UA, Alpha Oumar Konaré. À la veille du sommet, les deux hommes ont multiplié les coups de téléphone à Gbagbo, qui finiront par le décider à faire le déplacement de la capitale gabonaise. Pour son plus grand bien. Car le G7, qui rassemble l’opposition et les rebelles ivoiriens, menait déjà sa campagne de lobbying tous azimuts pour obtenir que la quinzaine de chefs d’État du Conseil de paix et de sécurité adopte des sanctions contre les hommes clés de Gbagbo coupables de freiner le processus de sortie de crise. Il n’en sera rien.
À huis clos, après une brève introduction du président Obasanjo, Thabo Mbeki prend la parole, fait un rappel historique sur le laborieux parcours qui doit mener la Côte d’Ivoire à la paix, évoque les blocages. Et passe par le menu les différentes étapes de sa médiation, qui a débuté le 7 novembre, trois jours après l’attaque des positions rebelles par les Forces armées nationales de Côte d’Ivoire (Fanci). Sans oublier la feuille de route qu’il a établie pour une sortie de crise : vote des lois prévues dans les accords de Marcoussis (janvier 2003) et d’Accra III (juillet 2004) ; mise en place du processus de désarmement et de réinsertion des rebelles ; reprise normale des activités du gouvernement de réconciliation nationale ; et instauration d’un climat propice à la libre expression des forces politiques et sociales.
Sur le volet légal, il cite les avancées enregistrées – quatorze projets de loi déposés à l’Assemblée nationale et votés. Derniers en date, ceux relatifs à la nationalité et aux naturalisations ainsi qu’une version révisée de l’article 35 de la Constitution (sur les conditions d’éligibilité à la présidence de la République) adoptés le 17 décembre. Seul obstacle de taille : Gbagbo compte toujours entériner la révision de cet article par voie référendaire. Ce qu’il n’a pas manqué de rappeler de vive voix à ses pairs après avoir remercié le président sud-africain pour son travail de médiation. Mais en suscitant au passage l’ire de nombre de chefs d’État qui ne veulent pas entendre parler de référendum. Mbeki intervient et met un terme au tiraillement en invitant Gbagbo à prendre l’engagement de faire voter « oui » au référendum.
Tout le monde en prend acte, reconnaissant que le « référendum est l’une des options – qui n’est pas exclusive – auxquelles le président de la République de Côte d’Ivoire pourrait avoir recours seulement si cette consultation est organisée dans le respect de l’esprit de Linas-Marcoussis et d’Accra III ». Et le Conseil d’en appeler à « une solution rapide de cette question, et ce de manière à encourager la mise en oeuvre du programme DDR [désarmement, démobilisation et réinsertion, NDLR] et à permettre la tenue des élections dans les délais prévus, en octobre 2005 ».
C’est le compromis auquel les chefs d’État, d’abord réticents à l’idée même d’un référendum, ont abouti. Une demi-victoire pour le numéro un ivoirien. Même si Mbeki l’a mis devant ses responsabilités en lui précisant que le Conseil de paix et de sécurité – par souci de cohérence politique – comprendrait mal qu’il se batte, d’une part, pour faire adopter des réformes par l’Assemblée nationale et que, de l’autre, il fasse campagne pour un « non » à la révision de l’article 35 lors d’un référendum. Non moins directement, le président sénégalais Abdoulaye Wade lui conseille d’avoir une interprétation non restrictive de l’article 126* de la Constitution ivoirienne. Il lui suggère notamment de considérer que le vote de l’Assemblée nationale n’a porté que sur la procédure de révision et non pas sur ses conditions, ce qui permettrait de ne pas passer par la voie référendaire.
Poussé sur la défensive, le président Gbagbo finit par lâcher qu’il a demandé au Conseil constitutionnel de se prononcer sur le sujet. Il a réussi le grand oral devant ses homologues, et c’est, soulagé, qu’il quitte la salle du huis clos, en compagnie de Konaré pour regagner le salon des chefs d’État. Les présidents Joaquim Chissano du Mozambique, Benjamin Mkapa de Tanzanie et Omar Bongo Ondimba du Gabon les y rejoignent. L’ambiance est alors détendue, et la bonne humeur de mise.
Les travaux ne reprennent qu’un peu après 17 heures. Wade et Amadou Toumani Touré du Mali sont partis, Gbagbo, qui n’assiste pas au huis clos, attend dans le salon avec ses conseillers. À 18 heures, Konaré sort et lance au chef de l’État ivoirien : « Mon Frère, il faut que je te voie dix minutes. » Les deux hommes s’isolent dans un coin de la pièce. Le président de la commission de l’UA lui fait un compte-rendu précis de la délibération du Conseil de paix et de sécurité et lui explique que celui-ci réitère ses préoccupations face aux graves difficultés auxquelles est confronté le processus de paix et ses conséquences désastreuses pour le pays. Il l’exhorte à maintenir un climat propice à la poursuite de la médiation, au fonctionnement du gouvernement de réconciliation et à la bonne mise en oeuvre du programme de désarmement. Il lui indique également que le Conseil demande que l’entrée en vigueur des sanctions individuelles prévue dans le cadre de la résolution 1572 de l’ONU soit différée pour permettre aux parties ivoiriennes d’appliquer la feuille de route. Et, avant de prendre congé de son interlocuteur, lui lance : « Nos actes à l’Union africaine, ce sont des décisions. » Gbagbo s’engouffre dans une voiture pour rejoindre l’aéroport.
Rideau sur une longue journée qui n’aura rien réglé dans le fond. La porte reste ouverte à toutes les interprétations, certains se demandant si les conclusions du sommet sont un « oui, mais » à Gbagbo, d’autres si elles sont purement et simplement une carte blanche au chef de l’État ivoirien. Une certitude : à moins de dix mois de l’élection présidentielle, la Côte d’Ivoire est toujours scindée en deux, un nouveau texte sur la révision de l’article 35 (comme l’envisage le chef de l’État) ne peut être soumis à l’Assemblée nationale avant mars, les rebelles n’auront pas déposé les armes d’ici là, l’administration n’aura pas été totalement redéployée dans le Nord… Comment respecter dans ces conditions le calendrier électoral ? Une véritable quadrature du cercle pour l’Union africaine, son Conseil de paix et de sécurité et son médiateur Thabo Mbeki.

* L’article 126 indique que la révision de la Constitution n’est définitive que si elle est approuvée par voie référendaire.

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