L’adieu aux larmes

Le ministère de l’Intérieur a annoncé, le 3 janvier, le démantèlement des Groupes islamiques armés (GIA), responsables de la mort de plusieurs dizaines de milliers de personnes. Même si le terrorisme n’est pas totalement éradiqué, une des pages les plus

Publié le 17 janvier 2005 Lecture : 10 minutes.

GIA. Trois lettres formant un sigle qui a terrifié des millions d’Algériens durant une quinzaine d’années. La quintessence du mal. Une force aussi meurtrière que les expéditions des Vandales et aussi destructrice que celles de Gengis Khan. Si l’annonce de la fin des Groupes islamiques armés n’a donné lieu à aucune manifestation de joie, l’épreuve ayant confiné les Algériens dans une sorte de fatalisme, le soulagement n’en est pas moins réel. C’est ce qui explique, sans doute, le triomphe modeste du gouvernement. Ce lundi 3 janvier, le Journal télévisé n’en fait même pas sa une, même si les images de l’arsenal saisi, avec une partie du butin engrangé lors des grands massacres de villageois entre 1996 et 1999 (dont ceux de Raïs et de Bentalha attribués par les médias français aux forces de sécurité), se veulent des preuves d’une victoire définitive contre la rébellion la plus violente de l’histoire de l’Algérie indépendante.
La mise hors d’état de nuire de Nouredine Boudiafi, alias Hakim RPG, dernier émir des GIA (voir encadré), signifie-t-elle pour autant la fin de l’islamisme armé, celle des faux barrages sanglants ou encore celle des embuscades contre les appelés du contingent ? Rien n’est moins sûr. Le lendemain, 4 janvier, 18 membres des forces de sécurité tombent dans un guet-apens dans la région de Biskra (400 km au sud-est d’Alger) sous les balles du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), autre mouvement armé, né en 1998 d’une dissidence des GIA.
L’islamisme armé est loin d’avoir dit son dernier mot. Le communiqué du ministère de l’Intérieur affirme que les « résidus » des GIA sont estimés à une trentaine d’hommes répartis en deux groupes : l’un à Tala Acha, sur les hauteurs de l’Atlas blidéen, au centre du pays, et l’autre à Kouacem, dans l’Ouarsenis, à l’ouest (voir carte). Quant au GSPC, ses troupes sont évaluées à 500 maquisards. L’islamisme, qu’il soit politique ou armé, a failli emporter la République. Il a réussi à mettre l’État à genoux, remportant de nombreuses batailles, mais a finalement perdu la guerre. Parmi les multiples raisons de son échec, la plus évidente tient à son incapacité à unifier ses rangs. En 1992, deux congrès se tiennent à Zbarbar, sur les hauteurs de Lakhdaria (ex-Palestro), pour élaborer l’organigramme des mouvements djihadistes. Aucun consensus ne sera trouvé. L’effondrement des GIA a deux autres explications : l’évolution de la stratégie de l’armée intervenue au milieu des années 1990, quand elle a opéré un redéploiement afin de couper les voies de communication des maquisards, d’une part, et, d’autre part, la politique de Concorde civile et son corollaire, la grâce amnistiante de janvier 2000, qui a contribué à augmenter le nombre de redditions et à réduire le recrutement de maquisards. Voici l’histoire des GIA, enfants naturels de la mouvance islamiste.
Par définition est membre de la mouvance islamiste toute personne ou groupe de personnes dont l’objectif politique est l’instauration d’un État théocratique contrôlant une société islamique idéale dont le fonctionnement est assujetti à la charia, loi dont la seule inspiration est le Coran. L’État islamique se veut la reproduction fidèle de la société du Prophète Mohammed. En Algérie, la force de cette mouvance est longtemps restée insoupçonnée pendant les « années de plomb » (1962-1988) marquées par la domination du parti unique, le Front de libération nationale (FLN). Malgré la diversité des courants de pensée qui le traversent, on peut classer l’islamisme algérien en deux grandes tendances. La première regroupe ceux qui sont persuadés que l’avènement de l’État théocratique découlera de l’islamisation de la société qui provoquera la chute des institutions. Les tenants de cette thèse privilégient la Da’wa (la « prédication ») et s’inspirent de la pratique des Frères musulmans, association créée en 1928 par l’Égyptien Hassan al-Bana (grand-père du très controversé Tariq Ramadan). La seconde tendance prône la guerre sainte contre le pouvoir impie.
Contrairement à une idée répandue, l’islamisme armé ne date pas de l’interruption du processus électoral en janvier 1992. Ses premières manifestations, au milieu des années 1970, ont pour cadre l’université algérienne, où les islamistes dépassent le stade du discours, agressant les étudiantes, trop occidentalisées à leur goût. L’apparition de ce phénomène n’est pas pour déplaire au pouvoir, qui voit là une forme de neutralisation des forces de gauche, jusque-là majoritaires sur les campus. La violence islamiste fait sa première victime en 1981 à l’Institut de sciences juridiques à Ben Aknoun : Kamel Amzal est assassiné par un « barbu » à l’aide d’un sabre au sortir d’un amphi.
Le premier appel au djihad a lieu loin de la capitale. En septembre 1982, un groupe de jeunes islamistes prend le contrôle par la force d’une mosquée à Laghouat (350 kilomètres au sud de la capitale) pour lancer un appel à l’insurrection contre le pouvoir de Chadli Bendjedid. L’assaut sera donné par la police et la tentative très vite neutralisée. C’est du moins la conviction du gouvernement de l’époque. D’autant que les plus farouches partisans de l’État islamique en Algérie optent pour le djihad en Afghanistan, envahi par l’Armée rouge.
Deux mois plus tard, en novembre 1982, Mustapha Bouyali crée le Mouvement islamique algérien (MIA), donnant naissance au premier maquis. Durant cinq années, Bouyali et ses deux lieutenants, Abdelkader Chebouti et Mansouri Miliani, multiplient les actions spectaculaires et acculent le gouvernement à la négociation. En 1986, le ministre de l’Intérieur, Hadi Khediri, tente d’obtenir la reddition du chef du MIA. En vain. Il faut attendre 1987 pour que Mustapha Bouyali soit abattu et ses hommes arrêtés, jugés et condamnés à mort par une cour spéciale à Médéa. Quelques mois plus tard, Chadli Bendjedid gracie et libère les survivants du MIA. Une décision qui aura des conséquences incalculables.
En octobre 1988, des émeutes éclatent sur tout le territoire. La répression est terrible, l’armée tirant sur la foule pour rétablir l’ordre. Plus rien ne sera comme avant. Le régime perd pied, l’ère du parti unique est révolue. C’est dans ces circonstances que naît le Front islamique du salut (FIS). Comme le FLN avait fédéré en 1954 toutes les forces politiques nationalistes, le FIS se veut le conglomérat de tous les courants de pensée islamistes. Mais si pour le premier la fin primait les moyens, c’était autrement plus complexe pour le second. Le FIS avait pour vocation l’instauration de l’État théocratique par voie électorale, mais il vivait une contradiction fondamentale : ses principales composantes étaient d’obédience salafiste (le courant rigoriste qui inspire l’idéologie d’un Oussama Ben Laden) et refusaient la logique des urnes, hérétique par définition puisqu’elle attribue la souveraineté au peuple alors que celle-ci ne saurait être que divine.
C’est toute l’ambiguïté du FIS qui ne fonctionne alors que par un subtil jeu d’équilibre entre les courants qui le composent. Si la présidence est confiée à Abassi Madani, proche des Frères musulmans, il est étroitement surveillé par son vice-président, le bouillonnant imam de Bab el-Oued, Ali Benhadj. Les djihadistes tels Abdelkader Chebouti ou Mansouri Miliani refusent d’adhérer au FIS qui, selon eux, a trahi la cause, mais ils font cependant une concession à Ali Benhadj : ils ne feront rien qui soit préjudiciable au FIS.
Une réunion regroupe les trois hommes en juillet 1990, quelques jours après le triomphe électoral du FIS lors des municipales. Si Chebouti consent à faire allégeance à la direction du FIS, Mansouri Miliani rejette l’idée de s’inscrire dans la logique électorale. Pour lui, l’État islamique, c’est « ici et maintenant ». Il informe ses interlocuteurs de sa volonté de remettre en selle le MIA en attendant l’instauration de la dawla islamiya (« l’État islamique »). Chebouti refuse : « J’étais le numéro deux de cette organisation. Si le MIA doit revoir le jour, il sera placé sous ma direction. »
Milliani s’incline, mais ne renonce pas, et c’est avec la bénédiction d’Ali Benhadj qu’il décide de créer une force paramilitaire dont le nom s’inspire de celui de la Gamaa islamiya du prédicateur égyptien aveugle cheikh Omar Abderrahmane – qui s’illustrera en 1993 en commanditant la première attaque contre le World Trade Center, à New York. C’est ainsi que naît la Djamaa islamiya moussallaha (« groupe islamique armé », au singulier) qui deviendra plus tard, clivages et guerres de leadership aidant, les Groupes islamiques armés. Le FIS garde sa vitrine politique, mais prépare lui aussi l’insurrection armée en faisant appel aux vétérans d’Afghanistan pour former des bataillons de militants. Qamredine Kherbane, ancien déserteur de l’armée, membre fondateur du FIS, organise des « centres de vacances » en montagne, en fait des cycles de formation dans des camps d’entraînement clandestins. Qamredine Kherbane est l’interface entre le FIS et l’organisation des Afghans arabes de Peshawar, ville pakistanaise frontalière avec l’Afghanistan. Il prépare le bras armé du FIS, l’Armée islamique du salut (AIS). Plus discret, Mansouri Miliani, aidé par son adjoint Mohamed Allel, alias Moh Leveilley (voir encadré), compte sur ses propres forces, les anciens fidèles de Bouyali, pour former le GIA.
Le financement de tous ces « efforts » ? L’Arabie saoudite, par le truchement de son imposant réseau d’organisations islamistes caritatives, ne regarde pas à la dépense. L’ambassade d’Iran à Alger, non plus.
L’interruption du processus électoral, en janvier 1992, donne raison aux membres du FIS tels que Mansouri Miliani opposés à la voie électorale. Le premier acte spectaculaire du GIA a lieu en août 1992. Ce jour-là, une bombe explose dans l’enceinte de l’aéroport international d’Alger, faisant les six premières victimes civiles du GIA. Mansouri Miliani est arrêté, et c’est au cours de son procès, en mars 1993, qu’il raconte par le menu les circonstances de la naissance du GIA. L’auditoire est loin de se douter de l’ampleur de la tragédie que provoquera cette organisation.
Le GIA se démultipliera en plusieurs katiba (« brigades »), plus sanguinaires les unes que les autres. Abdelkader Chebouti réactive le MIA. Une autre grande figure du FIS, Saïd Makhloufi, ancien officier de l’armée, crée à son tour le Mouvement de l’État islamique (MEI, basé à Bechar dans le Sud-Ouest). Et l’AIS voit le jour en 1993, sous la férule de Madani Mazrag, ancien patron de la garde rapprochée d’Abassi Madani. Mais la multiplication des actions spectaculaires du GIA leur vole la vedette et le GIA devient les GIA – jusqu’à la presse arabophone qui utilise l’acronyme « el-Djiya ».
La lutte antiterroriste arrivera à bout de l’organisation de Chebouti et de celle de Saïd Makhloufi. L’AIS survivra jusqu’à la signature, en 1997, d’une trêve avec l’armée. Les GIA ont alors le vent en poupe. Béni par Oussama Ben Laden et al-Qaïda, leur mufti a pour nom Abou Qotada : ce Jordano-Palestinien établi à Londres leur sert de « caution religieuse ». Autre vedette de l’internationale islamiste, Abou Hamza el-Masri, de son vrai nom Mustapha Kamal (homonyme d’Atatürk, cela ne s’invente pas), anime à partir de la capitale britannique leur publication El Ansar qui revendique les actions des GIA et les glorifie.
En 1998, Oussama Ben Laden prend ses distances avec les GIA. Antar Zouabri, le nouvel émir, a promulgué, en août 1996, une fatwa déclarant apostat tout Algérien qui refuse de prendre les armes contre le pouvoir. Dans un premier temps, la fatwa est avalisée par Abou Qotada, mais le résultat est catastrophique : les massacres de milliers de villageois, entre 1996 et 1998, salissent durablement l’image du djihad en Algérie. Le recrutement en pâtit, et les maquis connaissent la première grande dissidence. Hassan Hattab dénonce la direction des GIA et crée, à l’instigation d’Oussama Ben Laden, le Groupe salafiste pour la prédication et le combat. L’objectif du GSPC reste le même, mais il s’engage à épargner la vie des civils, s’en prenant aux seuls militaires, policiers et patriotes – nom donné aux civils qui ont pris les armes pour défendre leur village.
Les GIA sombrent dans un nihilisme meurtrier et perdent de nombreuses batailles, notamment à l’occasion de l’opération Seif el-Hadjadj, en janvier 2000. Coupés de tout soutien à l’intérieur, ayant perdu leurs appuis extérieurs, les GIA restent figés sur leur position, refusant tout dialogue ou négociation avec le pouvoir. En l’absence de renouvellement des effectifs et avec la multiplication des redditions dans leurs rangs, les GIA connaissent un coup dur en février 2002 quand leur chef Antar Zouabri est abattu à Boufarik, sa ville natale. Son successeur, Rachid Oukali, alias Abou Tourab, est éliminé, en juillet 2004, par ses lieutenants pour une sombre histoire de partage de butin. Comble de l’ironie, le parcours des GIA prend fin au moment où le pays s’apprête à adopter une amnistie générale (voir J.A.I. n° 2289).
L’islamisme armé a-t-il encore un avenir en Algérie ? Il est indéniable que le démantèlement des GIA est une grande victoire pour le gouvernement. Il serait certes illusoire de penser que le terrorisme ne sera plus qu’un lointain souvenir dans les semaines à venir. Mais les opérations de ratissage des forces de sécurité et les promesses d’amnistie vont certainement accélérer le processus d’anéantissement du terrorisme à l’algérienne.

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