John Garang

Chef de la rébellion sudiste au depuis 1983, l’ancien guérillero devrait occuper le poste de vice-président dans le futur gouvernement de coalition nationale. De lui dépendra en grande partie la réussite de l’accord de paix.

Publié le 17 janvier 2005 Lecture : 8 minutes.

Il a un visage de bouddha. Yeux bridés et rieurs, visage rond, crâne dégarni, barbe piquée
de poils blancs, ventre proéminent, le chef historique du Mouvement/Armée populaire de
libération du Soudan (M/SPLA) porte toujours beau. Père de deux filles et d’un garçon, John Garang vit avec sa femme Rebecca dans un quartier chic de la capitale kényane. Et, depuis quelque temps, il a troqué le kaki pour les couleurs éclatantes des chemises africaines et les sombres costumes occidentaux. Rangé le treillis, fini la guerre ? L’heure semble venue d’y croire enfin. Le 9 janvier, après deux ans et demi de négociations sous haute pression américaine et plusieurs décennies d’un conflit qui a fait deux millions de morts et quatre millions de déplacés, le vice-président du régime islamique de Khartoum, Ali Osman Taha, et le chef de la rébellion sudiste, John Garang, ont paraphé, à Nairobi, l’accord de paix de Naivasha, sous le regard des présidents Omar el-Béchir (Soudan), Mwai Kibaki (Kenya) et Yoweri Museveni (Ouganda). Première (et unique)
grande réussite diplomatique du secrétaire d’État américain sur le départ, Colin Powell, l’accord devrait prendre tournure le 20 février avec l’accession de Garang au poste de premier vice-président du Soudan, puis avec la mise en place d’un gouvernement intérimaire
où le M/SPLA obtiendrait 28 % des postes. S’ouvrira alors une période de transition de
six ans au cours de laquelle le Sud qui recevra 50 % des recettes pétrolières du pays (350 000 barils par jour en 2004) et n’aura pas à appliquer la charia devra se doter d’une Constitution et d’institutions gouvernementales. En 2011, les quelque 8 millions de
Sudistes (sur 33,5 millions de Soudanais) répondront à la question « Rester soudanais ou faire sécession ? » au cours d’un référendum d’autodétermination. Entretemps, le probable président du Sud, John Garang, aura à gérer le retour des réfugiés et des déplacés dans l’une des régions les plus minées de la planète où les infrastructures de base ont pour
la plupart été détruites. C’est dire s’il devra apporter la preuve qu’il peut endosser un costume de chef d’État.
Signe des temps ? Par le passé, les guérilleros rebelles prenaient le pouvoir par la force (Issayas Afeworki en Érythrée, Laurent-Désiré Kabila en République démocratique du Congo) ou mouraient sous les balles (Jonas Savimbi en Angola). Aujourd’hui, ils acceptent de négocier et de participer à des gouvernements d’union (Guillaume Soro en Côte d’Ivoire, Jean-Pierre Bemba en RDC…). John Garang, qui fêtera ses 60 ans le 23 juin, appartient à la première génération. « Avec les balles, il y a des possibilités… Avec des bulletins de vote, il y a des possibilités… Avec une combinaison de balles et de bulletins, il y a des possibilités », affirmait-il en 1989. Mais en finissant par se détourner des armes pour choisir les urnes, il semble avoir évolué dans le sens de l’Histoire.
Né en 1945 à Wagkulei, dans la province du Haut-Nil, en plat pays dinka, le chrétien John Garang de Mabior a perdu son père à l’âge de 9 ans et sa mère deux ans plus tard. Il n’a que 10 ans quand le Soudan accède à l’indépendance, le 1er janvier 1956. Déjà, le pays est agité par la rébellion des Anyanyas (« venin de serpent »), que l’on dit « chrétiens, animistes et noirs », contre les Nordistes (« arabes et musulmans ») favorisés par le colonisateur. Les chefs rebelles recrutent dans les écoles. Mais aux élèves les plus brillants ils conseillent de poursuivre leur scolarité. John Garang, qui a « soif d’apprendre », s’éloigne de cette première guerre civile qui durera dix-sept ans et achève ses études secondaires en Tanzanie. Un temps étudiant à l’université de Dar es-Salaam, c’est aux États-Unis qu’il obtient, à la fin des années 1960, un diplôme en économie du Grinnell College (Iowa). Il refuse une bourse de l’université de Californie pour rentrer en Tanzanie comme chercheur associé du département des sciences économiques et de l’économie rurale de l’université de Dar es-Salaam, où il rencontre Yoweri Museveni. Un poste éphémère qu’il quitte en 1971 pour rallier, après quelques hésitations, la cause anyanya au Sud-Soudan, sous les ordres de Joseph Lagu, le chef du Front de libération anyanya. Un an plus tard, l’accord d’Addis-Abeba instaure une paix fragile et les soldats de la rébellion sont intégrés à l’armée régulière. L’adjudant Garang devient capitaine et, plus tard, colonel. Il complète sa formation par un séjour à la base militaire de Fort Benning, en Géorgie, puis par un doctorat en économie agricole de l’université d’Iowa.
À Khartoum, le général Gaafar Mohamed el-Nimeiri est au pouvoir depuis le coup d’État de 1969. Quand Garang rentre au pays, au début des années 1980, Nimeiri a changé d’alliance. Autrefois proche des communistes, il s’appuie désormais sur les fondamentalistes musulmans qui le poussent à instaurer la charia sur tout le territoire, et ce en dépit de la diversité culturelle et religieuse des populations qui y cohabitent. Garang, alors enseignant à l’université et à l’académie militaire de Khartoum, sait déjà que l’accord de 1972 ne peut durer. « Incomplet, il pérennisait le pouvoir de l’armée et des forces traditionnelles, y compris celles du Sud, sans réformer l’ensemble du Soudan », confiait-il en 1988 à l’hebdomadaire français L’Express.
En mai 1983, Nimeiri choisit Garang – enfant de la région et officier d’élite – pour calmer les esprits dans la garnison de Bor (sud du pays) où, sous les ordres du commandant Kerubino Kwanin Bol, cinq cents soldats refusent leur affectation dans le Nord. Erreur fatale ! Garang, marié et père, n’était pas si rangé qu’il en avait l’air. Il s’évanouit dans la nature et, quand il reparaît dix semaines plus tard, c’est à la tête du Mouvement populaire de libération du Soudan, doté d’une branche armée. Après onze ans de paix, la guerre opposant le Sud au Nord vient de recommencer.
En 1986, la SPLA dispose de 12 500 hommes, organisés en 12 bataillons équipés d’armes de petit calibre et de quelques mortiers. Trois ans plus tard, ce chiffre a plus que doublé. Au début des années 1990, il atteindra 50 000. L’armée de John Garang est d’abord soutenue par le « Négus rouge », Mengistu Haïlé Mariam, qui règne en maître sur l’Éthiopie et honnit Nimeiri. Mais aussi par le Libyen Mouammar Kadhafi, alors proche de Moscou, et l’Ougandais Yoweri Museveni qui vient d’accéder au pouvoir. Le chef rebelle n’a pas de domicile fixe : il voyage entre Kenya et Éthiopie, se rend en Égypte, en Érythrée, en Libye, au Nigeria… Le plus souvent, il se cache dans le maquis, à Rumbek ou ailleurs, non loin de la frontière ougandaise. Il y reçoit de rares visiteurs, 9 mm à la ceinture, AK-47 à portée de main, entouré de ses (très) jeunes recrues de l’ethnie dinka. La légende le dit lecteur des stratèges militaires, Clausewitz, Mao Zedong et Sun Tzu, admirateur de Napoléon, de Gaulle et Montgomery, féru d’histoire ancienne et passionné par l’Empire romain et l’Égypte des pharaons. La réalité est peut-être un peu moins jolie : charismatique, ambitieux, doté d’un grand sens de l’humour, réputé incorruptible, cruel, le meneur d’hommes « ne [tolère] pas la dissension, et quiconque le [désapprouve] ou [met] en cause la hiérarchie [est] soit emprisonné, soit exécuté », selon un spécialiste américain du Soudan. De fait, si Garang tente de faire porter le chapeau à des « individus isolés », la SPLA kidnappe et enrôle des enfants, détourne l’aide humanitaire et ne respecte guère les droits de l’homme.
La guerre dure. L’intransigeant Garang rompt très vite les négociations de paix avec le premier gouvernement démocratiquement élu du Soudan, dirigé par Sadek el-Mahdi (1986-1989). Quand Omar el-Béchir lui propose d’entrer au gouvernement, après avoir pris le pouvoir avec le soutien des islamistes, il refuse. L’armée régulière multiplie les opérations contre ses positions. Mais c’est la fin de la guerre froide, et le vent tourne. Mengistu tombe et s’enfuit au Zimbabwe. Les fondamentalistes musulmans, autrefois utiles dans la lutte contre le communisme, ne sont plus en odeur de sainteté dans le monde occidental. Une rébellion labellisée chrétienne est bien plus sympathique… surtout pour l’administration républicaine au pouvoir à Washington, qui compte en son sein de nombreux sympathisants de la cause. Pragmatique, Garang – qui doit aussi composer avec les scissions internes au mouvement – change d’alliance et reçoit le soutien financier des États-Unis, via l’Ouganda ou le Kenya, souvent sous couvert d’aide humanitaire. Khartoum réplique en alimentant en armes l’Armée de résistance du Seigneur de Joseph Kony, opposée au régime de Yoweri Museveni.
En 2001, les attentats du 11 Septembre poussent la Maison Blanche à accentuer la pression sur le gouvernement d’Omar el-Béchir. Coupable d’avoir abrité l’ennemi public numéro un, Oussama Ben Laden, Khartoum doit faire montre de bonne volonté dans la « croisade contre le terrorisme s’il ne veut subir les foudres de Washington qui, cherchant à réduire sa dépendance vis-à-vis de l’Arabie saoudite, lorgne le pétrole sud-soudanais. L’idéologue islamiste Hassan el-Tourabi est écarté sans ménagement du pouvoir et l’ancien sénateur républicain John Danforth envoyé au Soudan pour convaincre Garang de déposer les armes. En mars 2002, le chef de la rébellion se rend aux États-Unis, où il rencontre Colin Powell, Paul Wolfowitz et consorts. Il faudra attendre encore deux ans pour que les négociations aboutissent et que l’accord de paix soit accueilli avec force Allah Akhbar et alléluias dans le stade Nyayo de Nairobi, au tout début de 2005.
Pour John Garang, « en adaptant et en appliquant la forme de gouvernance et le partage des richesses tel qu’il est stipulé dans l’accord de paix aux autres régions du pays qui subissent les mêmes épreuves, comme le Darfour, l’est du Soudan et ailleurs, nous pouvons redevenir une grande nation unie dans la diversité plutôt que divisée par la différence et maintenue de force dans une unité de façade ». Des propos repris par Omar el-Béchir, pour qui « [la] joie ne sera pas totale tant que la paix des coeurs n’aura pas été établie au Darfour ». L’Union africaine n’en attend pas moins, tout comme Colin Powell qui a demandé aux nouveaux partenaires de « travailler ensemble immédiatement, afin de mettre fin à la violence et aux atrocités au Darfour. Pas le mois prochain ou pendant la période intérimaire, mais tout de suite, dès aujourd’hui. »

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