Hitler, un homme ?

Fallait-il faire ce film sur les derniers jours du Führer ? Partout où il sort, la même interrogation.

Publié le 17 janvier 2005 Lecture : 4 minutes.

Peut-on représenter au cinéma Hitler comme tout homme et pas seulement comme l’incarnation du Mal ? La question pourrait paraître simpliste : le chef du IIIe Reich fut certes un tyran abominable doublé d’un criminel de guerre, mais, bien sûr, il fut aussi un être humain, capable notamment d’exprimer des sentiments autres que ses célèbres colères et d’avoir de l’attention pour certains de ses semblables. Le chef nazi n’éructait pas à plein temps. Et pourtant, il ne suffit pas de dire cette évidence pour considérer le problème comme réglé. La présentation, d’abord en Allemagne en septembre dernier puis aujourd’hui dans beaucoup d’autres pays dont la France, du film d’Oliver Hirschbiegel La Chute le prouve éloquemment : des polémiques d’une intensité rarement atteinte ont à chaque fois accompagné la sortie publique de ce très long-métrage (deux heures trente) qui raconte les douze derniers jours du Führer dans le fameux bunker de Berlin.
Fallait-il faire ce film ? Oui, répondent sans surprise le producteur et le metteur en scène, mais aussi certains commentateurs et la plupart des spectateurs, qui ont d’ailleurs plébiscité l’oeuvre en Allemagne avec plus de 4,5 millions d’entrées en trois mois – un grand succès pour un film historique. Non, répondent avec force de nombreux journaux, des intellectuels et des cinéastes. Avec quels arguments ?
Disons d’abord à quoi ressemble l’objet du « délit ». La Chute se veut une reconstitution historique fidèle et détaillée de la fin de vie du Führer et de son entourage immédiat, essentiellement fondée sur l’imposant ouvrage classique de Joachim Fest Les Derniers Jours d’Hitler et sur le témoignage de Traudl Junge, la dernière secrétaire du chancelier engagée en 1942 à l’âge de 20 ans et qui a écrit ses Mémoires avant de disparaître il y a quelques années. C’est donc un film totalement réaliste, une sorte de docu-fiction comme on dit aujourd’hui, qui présente sous une forme intimiste, si l’on ose dire, l’existence des principaux dignitaires du Reich et de ceux qui étaient à leur service dans le dernier refuge du pouvoir nazi à l’heure de la débâcle.
On voit ainsi sur l’écran au jour le jour, souvent à travers les yeux de Traudl Junge, comment le chancelier, prisonnier à l’intérieur de son bunker, perd complètement le contrôle de la situation sans pouvoir se l’avouer. Hitler suscite encore des attachements inconditionnels (par exemple celui de Goebbels et de sa femme, qui resteront auprès de lui jusqu’au bout, empoisonnant leurs nombreux enfants avant de se tuer juste après le suicide du Führer et de sa fidèle Eva Braun), mais aussi, bien vite, des trahisons opportunistes (Goering, Himmler, etc.). Et il préfère sacrifier son peuple, contre l’avis de certains de ses proches (notamment Speer, le grand architecte du Reich), plutôt que de capituler même quand tout est perdu. En contrepoint, on assiste, à travers des scènes intercalées, à l’effondrement des troupes de la Wehrmacht dans Berlin assiégé et bombardé par les Soviétiques. Dans les rues, la population, prise entre deux feux, subit sous les bombes la pire des épreuves.
« Avons-nous le droit de faire le portrait d’un homme responsable de la mort de 40 millions de personnes ? » titrait carrément lors de la sortie du film le quotidien berlinois Tagesspiegel, voulant faire apparaître le danger d’humaniser le dictateur, donc de pousser le spectateur – qui le verra caresser son chien, embrasser Eva Braun ou tapoter la joue des enfants Goebbels – à le « comprendre ». Die Welt s’inquiétait des moments « où l’on ne peut s’empêcher de ressentir un brin de compassion » pour l’ex-maître de l’Europe hagard et tremblant (d’un Parkinson) à l’heure de la défaite.
Du côté des réalisateurs, Hans- Jürgen Syberberg, l’auteur d’Hitler, un film d’Allemagne il y a un quart de siècle, estime qu’il est « impossible de représenter la fin du Führer sans susciter une forme d’empathie pour la créature agonisante ». Ce pourquoi, dans son long-métrage loué par la critique, il avait tenu à représenter Hitler et sa garde rapprochée comme des silhouettes de marionnettes, afin de permettre une salutaire distanciation du spectateur. Le célèbre cinéaste Wim Wenders lui emboîte le pas en dénonçant ce récit nécessairement biaisé puisqu’il est rapporté en grande partie à travers les yeux « d’une personne innocente, la jeune et naïve Traudl » et, plus généralement, « du point de vue des coupables », impliquant « une bienveillante compréhension à leur égard ».
Quant aux historiens, ils sont nombreux, avec Marc Ferro, à souligner qu’en se focalisant sur une reconstitution de la chute de Berlin et en nous conviant à suivre le destin individuel de ses défenseurs, on a, par là même, détourné le regard de l’essentiel, autrement dit « du régime et de l’idéologie nazis », caractérisés par « le racisme, la volonté de dominer le monde, etc. », et de la responsabilité des Allemands face à leur édification.
Difficile, après avoir vu La Chute, de ne pas penser que toutes ces critiques sont pertinentes… et sans grand objet. Car si le parti pris réaliste du film, à l’inverse absolu de celui choisi autrefois par Chaplin dans Le Dictateur ou plus récemment par Claude Lanzmann dans Shoah, a effectivement pour conséquence de limiter la portée pédagogique et même artistique du film, il ne le disqualifie pas pour autant. Il le renvoie tout simplement à ce qu’il est : une habile reconstitution sous-hollywoodienne très classique et sans grande originalité, partielle de surcroît sans pour autant être partiale, d’un moment de la Seconde Guerre mondiale qui n’est peut-être pas le plus éclairant pour montrer ce que fut le nazisme.
Mais en faisant passer Hitler du statut de pur mythe à celui d’un homme, dont le film ne cache jamais la folie criminelle, il n’est pas certain que, soixante ans après la fin de la guerre, il rende plus ardue la critique de ses comportements et de sa politique. Au contraire. « Diaboliser Hitler n’aide pas à l’expliquer », remarquait avec bon sens un historien berlinois interrogé par Der Spiegel. Le débat, de plus grande qualité que le long-métrage lui-même, qu’a suscité la sortie de La Chute semble d’ailleurs le prouver.

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