Un club (mal) fermé

Publié le 16 octobre 2006 Lecture : 7 minutes.

Tout au long des mois écoulés, nos journaux et autres médias nous ont abreuvés d’informations (presque toujours biaisées), d’analyses ou de commentaires (souvent orientés) sur l’Iran et son programme nucléaire.
Depuis ce lundi 9 octobre où la Corée du Nord a procédé à un essai nucléaire souterrain, c’est l’avalanche : on ne connaît encore ni le lieu exact de l’explosion, ni la puissance et la nature de la bombe que les Coréens ont expérimentée ; on n’a pas la certitude qu’il s’agit d’un test réussi, mais l’on se dit au comble de l’indignation.
N’ayant pas réussi à dissuader le pays de Kim Jong-il (dictateur et fils de dictateur) de se doter de l’arme nucléaire – il aura été le neuvième à y parvenir -, les cinq membres originels du club des puissances nucléaires et les voisins de la Corée ont été saisis d’agitation et n’ont eu qu’un mot d’ordre à la bouche : il faut sanctionner le contrevenant.

L’arme nucléaire a été mise au point aux États-Unis en 1945 par des savants allemands (juifs expulsés par Hitler ou ayant fui ses persécutions), trop tard pour être utilisée contre l’Allemagne nazie (qui s’est effondrée en avril et a capitulé le 9 mai 1945), mais assez tôt pour frapper, au mois d’août 1945, le Japon, à Hiroshima et à Nagasaki, et le contraindre, lui aussi, à capituler sans conditions.
Depuis plus de cinquante ans qu’elle est opérationnelle, son rôle a été dissuasif, et seulement dissuasif, fort heureusement : ceux qui la détenaient ne pouvaient l’utiliser les uns contre les autres sans courir le risque d’être eux-mêmes détruits et ne se sont pas trouvés en situation de l’utiliser contre un pays qui en était dépourvu (ils ont été tentés de le faire à deux ou trois reprises).
Le tableau et la carte ci-contre montrent mieux qu’un long développement comment cette arme nouvelle et dévastatrice a proliféré, lentement mais sûrement, malgré les efforts de ses premiers détenteurs pour faire obstacle à cette prolifération : les États-Unis n’ont pas pu empêcher la Russie (à l’époque, c’était l’URSS) de devenir une puissance nucléaire et ne se sont pas vraiment opposés à ce que le Royaume-Uni puis la France – leurs alliés – les rejoignent.
Ils ont envisagé de bombarder la Chine pour l’empêcher de se doter de la bombe, mais n’en ont pas eu « les tripes » et ont fini par l’admettre au sein du club, celui des cinq grands, dont ils ont voulu qu’il soit fermé à tout autre pays.
S’étant reconnus comme (principaux) vainqueurs de la guerre 1939-1945 contre l’Allemagne et le Japon, ces cinq pays se sont consacrés mutuellement membres permanents du Conseil de sécurité, dotés du droit de veto.
Et ont prétendu au monopole de l’arme nucléaire.
Ils se sont donné pour objectif d’interdire à tout autre pays l’accès légal au club ainsi formé.

la suite après cette publicité

Plus facile à dire qu’à faire et, en un demi-siècle, ils n’ont réussi qu’à ralentir la prolifération : membre du club, la France a été la première à tricher puisque, dès la fin des années 1950, son gouvernement (socialiste) a puissamment aidé Israël à se doter de la bombe et à devenir ainsi membre clandestin du club.
L’Inde y est entrée vingt ans plus tard, par effraction, ce qui provoquera l’entrée, en 1998, toujours par effraction, de son frère ennemi, le Pakistan.
L’un et l’autre, pays pauvres, ont consenti d’énormes sacrifices pour se doter de la bombe : ils n’ont pas reculé devant la menace, n’ont pas craint les sanctions – et ont gagné leur pari.
Le temps ayant fait son uvre, ils sont en effet devenus membres tolérés du club nucléaire. Mieux que cela : aujourd’hui, ils sont, l’un et l’autre, amis et alliés de cette Amérique qui a fondé le Club et a tout fait pour les empêcher d’y accéder !

Cela pour dire qu’en matière nucléaire on nous raconte beaucoup d’histoires pour nous cacher que « les dés sont pipés ».
Je ne connais, pour ma part, que deux personnes qui sont, sur le sujet, à la fois compétentes – très compétentes même – et véridiques : Mohamed el-Baradei, le directeur général de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), et son prédécesseur à ce poste, Hans Blix, devenu par la suite chef des inspecteurs de l’ONU pour le désarmement.
Le premier est égyptien, le second est suédois. Tous deux sont de hauts fonctionnaires internationaux d’un grand courage : ils ne craignent pas de « dire au lion qu’il a mauvaise haleine », et à George W. Bush qu’il déraille.
Il m’est agréable de vous faire profiter de leur science et de vous livrer plus loin quelques vérités nucléaires que vous ne lirez nulle part ailleurs.

1. J’ai rappelé plus haut qu’un pays aussi sérieux que la France a été – par idéologie et « copinage » de ses dirigeants des années 1950 – la première puissance nucléaire à transmettre les secrets de la bombe à un pays qui les voulait : Israël.
Ce qu’on sait moins, c’est que ce dernier a communiqué à son tour, dans les années 1970, par solidarité entre « tribus blanches » – et en échange d’uranium -, les mêmes secrets à l’Afrique du Sud, alors gouvernée par la minorité blanche, qui y pratiquait l’apartheid et se sentait menacée.
Alors, quand on reproche avec véhémence au Pakistan d’avoir transmis quelques secrets et quelques techniques à l’Iran ou à la Libye en voulant faire croire que c’est monstrueux et inédit
On insinue en outre, sans oser le dire ouvertement, qu’un pays islamique détenteur de la bombe est moins responsable qu’un pays judéo-chrétien.
Regardez la carte ci-dessus : huit des neuf pays nucléaires ne sont pas musulmans. Le musulman est le dernier arrivé et le moins bien doté.

2. Hans Blix, qui est à mon avis le plus grand expert en désarmement, nous dit une autre vérité : les plus grands coupables ne sont pas les petits pays. Lisez-le :
« Les ministres des Affaires étrangères des grandes puissances débattent de l’Iran. C’est bien ! Mais pourquoi ne se soucient-ils pas du fait qu’il y a encore 27 000 armes nucléaires bien réelles stockées aux États-Unis, en Russie et dans d’autres pays et qui, pour beaucoup d’entre elles, sont en état d’alerte maximale ?
Les ministres ne semblent pas réaliser que leurs efforts de réduction de la menace nucléaire sont fragilisés par leur incapacité à prendre au sérieux l’engagement, inscrit dans le traité de non-prolifération nucléaire (TNP), de progresser vers la réduction et l’élimination de leur propre arsenal mondial.
Aux États-Unis, les autorités militaires réclament des armes nucléaires d’un nouveau type ; au Royaume-Uni, le gouvernement songe à remplacer, à un coût exorbitant, une génération d’armes nucléaires par la suivante – pour se défendre contre quel agresseur ?
Les travaux de la conférence de Genève sur le désarmement sont au point mort depuis dix ans ! N’est-il pas temps de leur redonner vie ?
Laisser le traité en suspens, ce qui est le cas depuis 1996, fait courir le risque que de nouvelles armes soient testées.
Ne pas conclure un accord, dont l’exécution serait internationalement surveillée, sur l’arrêt de la production d’uranium très enrichi et de plutonium à des fins militaires est encore plus dangereux. »

la suite après cette publicité

3. Prix Nobel de la paix, Mohamed el-Baradei assène d’autres vérités :
« De nombreux pays ont la tentation de développer des armes de destruction massive (ADM) ou une capacité nucléaire. Pourquoi ? Parce que ces pays – surtout ceux d’entre eux qui se sentent isolés – estiment que les ADM peuvent leur servir de bouclier contre d’éventuelles attaques.
Ils ont tiré les enseignements des cas de la Corée du Nord et de l’Irak : le régime nord-coréen, qui possède l’arme nucléaire, n’a pas été attaqué par les Américains ; en revanche, celui de Saddam, qui ne la possédait pas, a subi une intervention militaire
D’autres États constatent que toutes les grandes puissances détiennent la bombe et que, grâce à l’arme atomique, l’Inde et le Pakistan sont devenus, eux aussi, des acteurs majeurs sur la scène internationale.
Bref, deux raisons principales incitent des États à développer l’arme nucléaire : l’insécurité au sens global du terme ; et l’attrait qu’exerce le statut d’autres pays.

À l’origine du problème, il y a la pauvreté : pensez que 40 % des habitants de la planète vivent avec moins de 2 dollars par jour !
Ce n’est pas le fruit du hasard si les pays désireux de développer l’arme nucléaire appartiennent à des régions de misère. Dans ces zones, les sentiments d’injustice et d’humiliation vis-à-vis de l’extérieur sont très puissants ; les droits de l’homme sont régulièrement violés ; et la bonne gouvernance n’est qu’une chimère. C’est un terreau fertile pour l’extrémisme.

la suite après cette publicité

Il faut se mettre à la place de ses interlocuteurs afin de comprendre d’où vient le problème. Pourquoi l’Iran souhaite-t-il se doter de l’arme nucléaire, alors que le Danemark, lui, ne le souhaite pas ? La réponse est évidente : parce que ce dernier, à la différence de l’Iran, n’a pas de problèmes de sécurité et qu’il ne se sent ni menacé ni isolé.
Si l’on ne comprend pas les raisons qui incitent les dirigeants de Téhéran à rêver de la bombe, on ne pourra jamais les convaincre de renoncer à ce projet. »

Tout est dit, ou presque. Problème de notre temps, grave danger pour nous tous, la prolifération nucléaire est exacerbée par ceux-là mêmes qui la combattent avec le plus mauvais des arguments : nations prolétaires, ne faites pas comme nous, les nantis. Nous avons des droits que nous vous dénions, car vous n’êtes qu’un « deuxième collège », des nations de seconde catégorie. Même lorsque, comme l’Inde, vous êtes la plus grande démocratie du monde

(Voir pages 16-17 le témoignage du président Jimmy Carter, accablant pour l’actuelle administration de George W. Bush.)

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires