Tempête du désert

Un rapport du Haut-Commissariat de l’ONU aux droits de l’homme (HCDH) sur la situation au Sahara occidental et dans les camps du Polisario à Tindouf, en Algérie, provoque un imbroglio diplomatique.

Publié le 16 octobre 2006 Lecture : 6 minutes.

C’est l’histoire d’un rapport, qui, en principe, aurait dû demeurer confidentiel, mais dont la divulgation, à quelques jours d’une échéance importante pour les acteurs du conflit saharien – le dépôt par le Maroc auprès du Conseil de sécurité des Nations unies de son projet d’autonomie -, déclenche une vraie tempête de sable entre Rabat, Alger et Genève.
Pourquoi Genève ? Parce que c’est là que siège le Haut-Commissariat de l’ONU aux droits de l’homme (HCDH) que dirige la Canadienne Louise Arbour. Souvent critiquée pour son manque d’efficacité, cette institution s’efforce depuis quelques années de s’imposer sur un marché où les ONG tiennent le haut du pavé. D’où l’idée, lancée à la mi-2005, d’une enquête sur la situation des droits humains au Sahara occidental sous administration marocaine et dans les camps de réfugiés sahraouis de Tindouf, en Algérie.
Après plusieurs mois de négociations avec les parties concernées, la « mission Sahara » du Haut-Commissariat commence son travail. Trois spécialistes la composent : le Suisse Christophe Giraud, un ancien de la Croix-Rouge, l’Allemande Karine Lick, coordonnatrice monde arabe du HCDH, et la Libanaise Roueida el-Haj, chargée du Maghreb. Le 15 mai dernier, l’équipe est à Rabat. Elle se rend ensuite à Laayoune, puis à Tindouf, jusqu’au 23 mai. Curieusement, alors que sa feuille de route initiale prévoyait une étape à Alger, elle rentre alors directement à Genève. La visite de la mission dans la capitale algérienne n’aura lieu que le 19 juin, le temps d’un aller-retour dans la journée.
Le 8 septembre, les enquêteurs achèvent leur copie et remettent un rapport de seize pages, en anglais, au haut-commissaire (voir fac-similé ci-contre). « Ce rapport n’est pas public, précisent-ils à deux reprises dans le texte, il est exclusivement destiné à l’Algérie, au Maroc et au Front Polisario. » Le 5 octobre, pourtant, l’APS, l’agence de presse officielle algérienne, en publie de larges extraits, relayée deux jours plus tard par les quotidiens El País et Le Monde, puis par le site Internet du Polisario, qui en diffuse l’intégralité – y compris les recommandations de confidentialité.
Vive émotion au Maroc, où Mohamed Benaïssa, le ministre des Affaires étrangères, se fend d’une longue lettre de protestation adressée à Louise Arbour (avec copie à Kofi Annan, le secrétaire général) dans laquelle il met en cause à la fois la méthode employée et le contenu du rapport. On est d’autant plus agacé à Rabat que le sujet est ultrasensible. Le 4 octobre, la veille donc de la divulgation du document, les autorités marocaines avaient en effet annulé in extremis le déplacement que devait faire au Sahara occidental une petite délégation de parlementaires européens. Elles avaient découvert que trois députés sur cinq étaient membres de l’intergroupe des amis du Polisario
La grosse colère marocaine, ainsi que les raisons qui ont incité l’Algérie et les indépendantistes sahraouis à rendre public un rapport destiné à un cercle restreint de diplomates, s’expliquent clairement à la lecture dudit document, consacré pour l’essentiel à la situation des droits de l’homme au Sahara marocain. À en juger par le nombre d’activistes, d’ex-détenus, d’avocats et d’ONG de sensibilité indépendantiste reçus à Laayoune par les enquêteurs – et qui, tous, se sont ouvertement plaints de « harcèlements » et d’« intimidations » de la part des autorités marocaines -, la délégation du HCDH a manifestement pu travailler en toute liberté du côté occidental du mur. « Ses membres ont pu rencontrer toute personne avec qui ils ont jugé utile de s’entretenir », reconnaît le rapport. En revanche, les quelques paragraphes consacrés aux droits de l’homme dans les camps de Tindouf en disent long sur l’atmosphère très coréenne (du Nord) qui semble y régner. « Tous les rassemblements publics auxquels la délégation a assisté ont été organisés soit par le Front Polisario, soit par ses organisations de masse », notent les enquêteurs, qui reconnaissent n’avoir jamais « entendu qu’un seul point de vue ». Résultat : pas une seule voix discordante, « aucune plainte » ni « aucune allégation de violation » des droits élémentaires. Quant aux entretiens du 19 juin avec des responsables du ministère algérien des Affaires étrangères, ils n’ont manifestement été que de pure forme : « Les autorités algériennes ont réitéré [] qu’en dépit de la présence des réfugiés sur son territoire, la responsabilité des droits humains est assumée par le gouvernement de la RASD. »
Le problème est que, s’agissant des camps de la Hamada de Tindouf, le rapport du HCDH s’en tient à ce simple descriptif. Au lieu de reconnaître explicitement ce qui se lit, en creux, à chaque ligne – à savoir l’impossibilité d’enquêter dans un contexte aussi opaque et verrouillé – et d’avaliser sans distance les explications du Polisario, lequel justifie son statut de parti unique et l’absence de toute élection démocratique par « les circonstances extraordinaires » et « la nature temporaire » (depuis trente ans !) de la situation, les enquêteurs ont incontestablement rendu un rapport à la fois déséquilibré et politiquement engagé.
Les autorités de Rabat n’ont eu en outre aucun mal à souligner qu’en préconisant « dans les meilleurs délais » la mise en uvre « du droit à l’autodétermination du peuple du Sahara occidental » (en d’autres termes : le référendum, solution incontournable, selon Alger et le Polisario), la mission du HCDH s’était largement écartée des termes de sa feuille de route initiale.
Le fait que les enquêteurs, qui ont manifestement écouté avec beaucoup d’attention les doléances des Sahraouis indépendantistes de Laayoune, exigent de l’administration marocaine un respect plus attentif et plus assidu des libertés de réunion, d’expression et d’association est évidemment une bonne chose. Nul n’ignore après tout dans le territoire que la dure répression de l’« Intifada » de mai 2005 et des manifestations qui ont suivi a donné lieu à des débordements coupables de la part des forces de l’ordre. Mais que ces mêmes enquêteurs ignorent délibérément la situation des droits de l’homme dans les camps du Polisario et fassent l’impasse sur les rapports publiés ces dernières années par Amnesty International, France Libertés ou l’U.S. Refugees Committee pose problème.
Pour Louise Arbour et pour l’organisme onusien qu’elle dirige, c’est une question de crédibilité. Pour le gouvernement marocain, c’est un peu la rançon des « cent fleurs » et de l’ouverture voulues par Mohammed VI : plus un État se veut démocratique, plus on exige de lui. Le cas d’Aminatou Haydar est la parfaite illustration de cette évolution et de ses conséquences. Sahraouie indépendantiste de Laayoune, elle achève en cette fin octobre une tournée européenne et américaine entièrement sponsorisée par le Front Polisario, dont elle est un peu l’égérie. Mais c’est avec un passeport marocain qu’Aminatou Haydar voyage. Et c’est le Sahara sous administration marocaine qu’elle s’apprête à regagner, une fois terminé son travail de sensibilisation sur le thème de la violation des droits de l’homme dans les « provinces du Sud ». Imagine-t-on une seconde un dissident du Polisario quitter Tindouf, dénoncer la situation dans les camps, puis y revenir ? Deux obstacles rédhibitoires à cela, tous deux relevés dans le rapport du HCDH. Le premier, tout à fait exact, est qu’à l’exception des membres de la nomenklatura titulaires de passeports diplomatiques algériens, les quatre-vingt-dix mille Sahraouis de Tindouf « ne détiennent aucun document identitaire reconnu dans le monde » – ils ne peuvent donc pas voyager. Le second, surréaliste, est que la mission « n’a pas été en mesure » de repérer un seul opposant au Polisario dans les camps. La question ne se pose donc pas. CQFD.

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