Sissako en justicier

Bamako, le dernier long-métrage du réalisateur mauritanien, qui sort le 19 octobre en France, s’annonce comme un événement. Pourquoi et comment le plus en vue des cinéastes africains a-t-il tourné ce film qui met en accusation les organisations financière

Publié le 16 octobre 2006 Lecture : 11 minutes.

Célébré plusieurs fois au Festival de Cannes, où ont été projetés tous ses longs-métrages, encensés par la critique, Abderrahmane Sissako est considéré par beaucoup comme le plus important des cinéastes africains en activité. La sortie de son dernier film, Bamako, que la rumeur annonce comme un événement après un accueil enthousiaste sur la Croisette, ne pourra que renforcer cette place d’exception dans le paysage quelque peu sinistré du septième art sur le continent.
Il ne s’agit pourtant que du troisième long-métrage de cet esthète du grand écran de 45 ans, révélé auparavant par des films plus courts dans lesquels son style très affirmé, volontiers impressionniste, voire poétique et onirique, apparaissait déjà. Dans La Vie sur terre, en 1998, il propose une chronique douce-amère de la vie quotidienne d’un émigré revenu dans le village paternel au Mali. Avec En attendant le bonheur (Heremakono), quatre ans plus tard, il évoque avec délicatesse et humour les désillusions d’un jeune Mauritanien en instance de départ – toujours repoussé – vers l’Europe. Avec Bamako, il réalise un film peut-être plus accessible à un large public en s’attaquant de front à la question du sous-développement de l’Afrique noire.
Sans sacrifier son approche très personnelle de la réalisation, et en particulier son refus des intrigues trop linéaires et du spectaculaire gratuit, il a construit Bamako autour d’un dispositif original et très efficace qui donne son unité au film. Tout, ou presque, se passe dans la cour d’une habitation dans un quartier populaire de la capitale du Mali, où siège, pendant que la vie continue alentour, un curieux tribunal. Cette sorte de tribunal Russell imaginaire juge en effet les institutions financières internationales – FMI, Banque mondiale – à la demande de la société civile, partie plaignante. Et ce procès filmé de façon très réaliste, avec des magistrats et des avocats pour l’accusation et la défense, donne l’occasion à des gens de toutes conditions de venir témoigner à leur façon – sérieuse, cocasse, poignante – des conséquences concrètes des interventions de ces institutions.

Jeune Afrique : Pourquoi situer le procès que raconte Bamako dans la cour d’une maison ?
Abderrahmane Sissako : Au début, le film s’appelait La Cour. Filmer dans cette cour, c’était une façon de rendre le film plus personnel, plus intime, pour contrebalancer son caractère politique. Quand on passe par l’intime, on touche mieux les gens auxquels on veut s’adresser.
De tous vos films, celui-ci est pourtant le moins intimiste. Or vous le tournez dans un lieu familial
Je me sentais plus à l’aise pour tourner dans un univers familier, car cette cour, c’est l’endroit où j’ai grandi. Ma famille directe ne vit plus là, puisque mes frères et mes surs sont mariés et vivent de façon indépendante. Mais cette cour héberge encore des cousins, des tantes.
Vos deux premiers longs-métrages, très autobiographiques, se passaient l’un au Mali, le deuxième en Mauritanie. Celui-ci se déroule à Bamako. Vous sentez-vous plutôt malien ou plutôt mauritanien ?
J’évite de parler d’appartenance, car c’est une question sensible, qui peut blesser beaucoup de gens en Afrique. Mon grand-père appartenait à une tribu maraboutique de Mauritanie. Mais il est devenu commerçant, ce qui l’a amené à aller souvent au Mali – le Soudan français à l’époque. Et finalement à s’installer dans ce pays, à Sokolo, où il y a un grand marché. Mon père est né là, puis il a fait des études en France, à Saint-Cyr, où il est devenu pilote d’avion, avant de retourner au Mali et de travailler comme ingénieur dans la météorologie. Ma mère, elle, vivait en Mauritanie et elle n’est venue habiter à Bamako que pour y suivre mon père. À un certain moment de mes études, je suis retourné vivre en Mauritanie avec elle, ce qui a d’ailleurs inspiré le sujet de Heremakono (En attendant le bonheur). J’ai donc surtout vécu au Mali, mais je suis maure et je suis très marqué par cette culture. Qui est d’ailleurs celle d’un pays lui-même à la jonction de plusieurs cultures.
Comment est venue l’idée, inédite au cinéma sous cette forme, de ce procès public entre la société civile africaine et les institutions financières internationales ?
Un jour, je discutais avec Aminata Traoré – ancienne ministre de la Culture du Mali et militante altermondialiste – de l’état de l’Afrique. On s’est interrogés sur le rôle des institutions internationales. « Il faudrait pouvoir les juger », s’est-elle exclamé. Je lui ai alors dit qu’un artiste pouvait inventer un procès. En fait, je portais cette idée depuis longtemps. Car, justement, dans cette cour à Bamako, j’avais eu d’innombrables discussions politiques très animées avec mon père et avec mes frères.
Pourquoi avoir choisi de faire le procès des organisations internationales plutôt que celui des dirigeants africains ?
Bien sûr, les gens auraient peut-être d’abord envie de faire le procès de leurs dirigeants. Ceux-ci sont évidemment responsables, surtout quand ils sont restés longtemps au pouvoir. Mais ce n’est pas pour autant qu’il faut oublier la responsabilité de ce qui vient de l’extérieur. Les Européens sont bien venus en Afrique pour profiter de ses richesses. On l’a vu quand les pays ont pris leur indépendance : en Mauritanie, il y avait alors 3 kilomètres de goudron ! Et cette exploitation des pays a continué, avec l’appui des pouvoirs locaux.
Tout cela aurait pu faire l’objet d’un documentaire…
Tourner ce sujet comme un documentaire, cela ne m’intéressait pas, ce n’est pas une forme de cinéma qui convenait au sujet. Je voulais donner directement la parole à ceux qui ne parlent jamais et qui sont justement ceux qui sont les plus légitimes pour s’exprimer.
Ne risquez-vous pas de montrer ainsi uniquement une Afrique victime, ce qui n’est pas très stimulant ?
Mais c’est la réalité ! Ces gens sont des victimes ! Victimes de qui ou de quoi, on peut sans doute en discuter, mais c’est une autre question. Ils sont d’abord des victimes. Comme ce cheminot, dans le film, qui voudrait tant que le train dont il s’occupait marche, comme cet homme malade qui voudrait trouver simplement de l’aspirine. Ces gens, il faut les entendre. Même si cette réalité ne doit pas submerger une autre réalité, que je montre aussi, celle des gens qui ont la volonté de s’en sortir.
Ces gens sont-ils des comédiens ou des personnes réelles dans leur vie de tous les jours ?
Beaucoup sont des gens qui habitent dans cette cour, notamment ceux qui passent à tel ou tel moment dans le champ, comme cette femme avec son bébé. Il y a aussi quelques comédiens professionnels. Pour les témoins qui défilent à la barre, notamment les chômeurs, j’ai fait des castings. J’ai rencontré beaucoup de « compressés » et autres « déflatés » parmi lesquels j’ai choisi ceux avec qui tourner. J’ai choisi des physiques, des gens qui dégagent quelque chose à l’écran, mais aussi et surtout des gens qui parlaient juste.
Comment ont été choisis les deux avocats occidentaux qui s’opposent dans le procès, ces deux célébrités du barreau en France ?
Celui qui est du côté de l’accusation, William Bourdon, je l’ai découvert en lisant Jeune Afrique, où on le présentait comme un critique de la mondialisation. Quant à Roland Rappaport, j’en ai entendu parler par Humbert Balsan, qui, à l’origine, devait être le producteur du film. Il a organisé un dîner avec lui et on s’est immédiatement entendus.
Pour eux, comme pour le président du tribunal, un magistrat de Bamako, avez-vous créé des rôles de composition ou se sont-ils exprimés librement ?
Pour Rappaport, l’avocat français qui défend la Banque mondiale avec deux confrères africains, il s’agit d’un rôle de composition. « Je suis un avocat, je défends la cause qu’on me présente », m’a-t-il répondu quand je lui ai demandé de quel côté il se voyait. Bourdon, qui est militant, n’aurait sans doute pas pu, lui, prendre le parti de la Banque.
Pourquoi avez-vous ressenti le besoin d’insérer des sortes de films dans le film, comme un mini-western ou une longue séquence sur des candidats à l’émigration errant dans le désert ?
D’abord, il faut penser au public, l’aider à maintenir son intérêt, et cela n’était pas simple avec ce procès : il n’est pas facile de visualiser ce qu’il y a dans la parole. Donc, j’ai créé des respirations. Qui ont cependant à voir avec le sujet : dans le western, on montre, au milieu d’une scène d’action, comment les Africains finalement acceptent les mesures d’ajustement structurel, les licenciements, comment ils sont donc aussi responsables de ce qui leur arrive.
Ce western, avec des figures du cinéma mondial comme Dany Glover en vedette, surprend de la part d’un réalisateur considéré comme un peu « intello »
Il n’y a aucune raison d’être surpris. J’ai voulu aider les spectateurs, mais il faut savoir aussi que j’aime le western, en particulier le western-spaghetti. Quand on me demande quels sont mes films préférés, je réponds que, quand j’étais jeune, trois films m’ont fait rêver : On l’appelle Trinita, Le Retour de Trinita et On continue à l’appeler Trinita. Et cela n’est pas seulement une boutade. Je n’en ai pas vu beaucoup d’autres à vrai dire, mais ceux-là m’ont marqué. D’ailleurs, il n’est pas interdit de penser que ce western dans Bamako, c’est un clin d’il, une façon de montrer que j’ai envie de tourner un western
Dans vos films, les images sont toujours très esthétiques, au point qu’on vous a parfois comparé à l’immense cinéaste russe Tarkovski. Avec un sujet comme celui de Bamako, la question de la cohérence de la forme et du fond ne se posait-elle pas ?
Ce n’est pas du tout une question pour moi. Le sujet vient d’abord, la forme après. Et celle-ci s’impose à moi. Chaque cinéaste parle avec son langage. Si je regarde ce que font ceux avec qui j’ai appris le cinéma en Russie, et qui étaient tous passionnés par l’uvre de Tarkovski, on a réalisé des films très différents. Je pense d’ailleurs que ma façon de filmer vient de plus loin. Pour moi, être réalisateur, c’est surtout douter en permanence, ne pas être sûr de ce qu’on va faire, ce qui est possible quand on a depuis toujours enfoui au fond de soi une certitude intime, difficile à partager. Chaque plan en témoigne.
Votre style n’est pas du tout le même que celui de cinéastes qui se veulent d’emblée militants, comme Ousmane Sembène. Même avec un sujet comme Bamako
Nous n’avons pas exactement la même démarche en effet. Mais c’est partout pareil. Certains Européens font des films très classiques, mais il y a aussi Bergman ou Fassbinder. Pourtant, si peu de films sont tournés en Afrique, et avec de telles difficultés puisqu’il faut souvent cinq, voire dix ans pour monter un projet, que cela ne peut pas ne pas rejaillir sur les sujets. Il y a des questions essentielles qu’on ne peut éviter de traiter. Je ne me vois pas raconter mon quotidien en France, ma petite histoire dans une chambre parisienne.
N’y a-t-il pas une contradiction entre ce besoin de rester enraciné en Afrique et l’obligation d’être financé par les Européens ?
Je ne pense pas, même si certains effets peuvent être inconscients, que mes sujets, mes images soient influencés par leur mode de financement. Je travaille avec une chaîne de télévision, Arte, qui m’a toujours laissé une liberté totale. Mais il y a évidemment, d’une manière plus générale, un problème avec ce financement extraverti. Le Nord n’a pas permis le développement d’une industrie du cinéma locale. Il donne de l’argent ponctuellement à tel ou tel réalisateur, mais il n’a pas fait naître des écoles de cinéma ou des prestataires de service. Mais, même si c’est essentiel, il ne faut pas se focaliser, là encore, sur la question du recours au Nord. Les politiques africains ne se préoccupent pas du tout du fait que l’Afrique n’arrive pas à produire ses propres images. Rares seront les dirigeants, j’en suis certain, qui vont s’intéresser à mon film.
Le fait que le cinéma soit un art lourd à financer est-il pour quelque chose dans ce désintérêt ? Combien a d’ailleurs coûté Bamako ?
Le budget de Bamako, relativement élevé pour un film africain mais très faible par rapport aux films européens, est de 1,2 million d’euros. Mais je ne crois pas que la question essentielle soit là. C’est la volonté politique qui compte. Et il faudrait commencer par le début, peut-être, avec les salles de cinéma. Comment développer une industrie du cinéma alors qu’en Afrique il n’y a presque plus d’endroit où aller voir un film ? S’il y a une industrie du cinéma qui fonctionne en France, c’est bien parce qu’il y a des salles. Et des salles, qui, en retour, financent les films par une partie de leurs recettes. Seuls, en Afrique, le Maroc et un peu le Burkina font des efforts dans ce sens.
Est-ce pour cela qu’on voit si peu de films africains ?
Le manque de politique culturelle, c’est la raison principale. Au Mali, où il y a cinq ou six très bons ?réalisateurs, déjà reconnus, on ne fait pas de films en ?ce moment. C’est à peine mieux au Burkina, où se ?trouve pourtant la capitale du cinéma africain. Et ce n’est pas normal qu’au Sénégal on ne tourne pas ou presque, qu’en Namibie ou au Zimbabwe il n’y ait pas de cinéastes.
Avec l’arrivée du numérique, peut-on espérer que la situation s’améliore ?
C’est un réel espoir. On peut faire un film avec une petite équipe, faire du montage sur un micro-ordinateur. Mais à condition, une fois de plus, qu’il y ait des structures d’accompagnement, en particulier des écoles pour apprendre aux jeunes à raconter des histoires avec une caméra, pour former des techniciens.
En France, vos films touchent-ils un public large ? Réussissent-ils à équilibrer leur budget ?
En attendant le bonheur est passé dans une vingtaine de salles et a été vu par environ 35 000 spectateurs. On est évidemment déficitaire d’un strict point de vue économique. Mais cela ne veut pas dire grand-chose pour ce film qui était d’abord passé à la télévision sur Arte. Bamako sera d’abord projeté en salles, sur quatre-vingts écrans en France lors de sa sortie.

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