Qui a tué Anna ?

Elle était l’un des derniers phares de la liberté d’expression. Les circonstances de son meurtre accréditent la thèse de la liquidation politique.

Publié le 16 octobre 2006 Lecture : 5 minutes.

Journaliste indépendante, Anna Politkovskaia, 48 ans, a été tuée par balles le 7 octobre, dans le hall de son immeuble, situé dans le centre de Moscou. Elle repose désormais au cimetière de Troïkourovskoïe. L’indignation est grande parmi les journalistes et les militants des droits de l’homme, mais aussi du côté des diplomates et des dirigeants de l’opposition. L’émotion s’est étendue à tout le pays, car la victime était considérée comme l’un des derniers phares de la liberté d’expression. À preuve, la foule qui a défilé en silence devant son cercueil ouvert, comme le veut la tradition orthodoxe. Collaboratrice au bihebdomadaire d’opposition Novaïa Gazeta, elle écrivait en particulier sur la Tchétchénie et la défense des droits de l’homme. Auteur de plusieurs livres à succès, elle avait aussi obtenu le prix Lettre Ulysse 2003 pour son reportage intitulé « Tchétchénie, le déshonneur russe ». Son dernier ouvrage, La Russie selon Poutine (paru en français aux éditions Buchet-Chastel, 2005), brosse un portrait sans concession de ses compatriotes, décrit la violence incontrôlée de l’armée, l’immoralité des nouveaux riches, le déclin des intellectuels, le désarroi des gens simples. Au fil des pages, c’est le cynisme de Vladimir Poutine, l’ancien agent du KGB de Saint-Pétersbourg devenu chef de l’État, qui domine.
La thèse de l’assassinat politique ne souffre pas le moindre doute. Anna Politkovskaia a certainement été éliminée par un professionnel avec un pistolet 9 mm, l’arme réglementaire des services de sécurité. Sur la vidéo de surveillance de son immeuble, on aperçoit seulement une silhouette coiffée d’une casquette noire. L’homme attendait sa victime dans le hall et l’a abattue au moment où, de retour du supermarché, elle s’apprêtait à prendre l’ascenseur. Le banquier milliardaire Alexander Lebedev, député de la Douma, propriétaire de 90 % de Novaïa Gazeta – les 10 % restants appartiennent à Mikhaïl Gorbatchev – a offert une récompense de 25 millions de roubles (environ 740 000 euros), pour toute information pouvant conduire à l’identification du ou des responsables.
Plusieurs thèses s’affrontent, qui risquent d’orienter l’enquête « objective » promise par Poutine. Il pourrait s’agir d’une vengeance orchestrée par Ramzan Kadyrov, Premier ministre mis en place par Moscou en Tchétchénie. Le 5 octobre, il a fêté avec fastes ses 30 ans, âge charnière qui devrait lui permettre de briguer la présidence du pays. Responsable des milices et de la police, il allait être gravement mis en cause dans une enquête signée Politkovskaia, qui aurait dû paraître le 9 octobre, à propos des tortures pratiquées dans la petite république caucasienne, avec photos et témoignages à l’appui. Déjà, en juin 2004, elle avait interviewé Kadyrov dans sa demeure immense de Tsenteroï, en Tchétchénie, un mois après l’assassinat de son père, le président prorusse Akhmad Kadyrov. Elle avait décrit son hôte comme un personnage inculte, sans foi ni loi, entouré d’une cour de nervis serviles. Mais certains médias, comme le quotidien Kommersant, proche du Kremlin, présente cette hypothèse comme une manipulation élaborée par les ennemis du régime et destinée à décrédibiliser Kadyrov, et par la même occasion la politique du Kremlin dans le Caucase.
Anna Politkovskaia ne comptait plus ses ennemis. Le président de l’Ingouchie voisine, Mourat Ziazikov, lui reprochait plusieurs articles critiques, au point de déclencher contre elle une campagne de presse haineuse. Quant aux ultranationalistes, ils n’étaient pas les moins agressifs : son nom figurait régulièrement sur les listes des « ennemis de la nation », diffusées sur leurs sites Internet.
Enfin, la journaliste était convaincue d’être la cible de cette nébuleuse que l’on appelle en Russie les « services spéciaux », mélange de barbouzes, d’hommes de main et de mafieux. Ce sont eux qui auraient tenté de l’empoisonner, en septembre 2004, alors qu’elle se rendait en Ossétie du Nord pour couvrir la prise d’otages des enfants de l’école de Beslan.
Lors de sa visite à la chancelière allemande Angela Merkel à Dresde, le 10 octobre, Vladimir Poutine a tenté de faire retomber la tension qui monte autour de l’affaire Politkovskaia, déclarant que « le coupable ne restera pas impuni, quelles qu’aient été ses motivations ». Il a estimé toutefois que la journaliste ne représentait pas un vrai danger pour le régime : « Son influence sur la vie politique en Russie était négligeable. »
Il n’empêche. Le crime du 7 octobre rappelle la face sombre de la nouvelle Russie. Il est le dernier d’une série de vingt meurtres qui, depuis 2000 et l’arrivée de Vladimir Poutine au pouvoir, ont endeuillé la presse indépendante. Selon l’ONG Committee to Protect Journalists, la Russie est aujourd’hui le pays le plus dangereux après l’Irak et l’Algérie. Depuis 1992, date de l’effondrement de l’Union soviétique, quarante-deux reporters ont été assassinés, dont Paul Khlebnikov, citoyen américain d’origine russe, correspondant à Moscou du magazine Forbes. Son enquête sur le détournement de centaines de millions de dollars destinés à la reconstruction en Tchétchénie mettait en cause plusieurs hommes d’affaires de la région. Les coupables n’ont toujours pas été retrouvés, ce qui alimente le sentiment d’impunité dont semblent bénéficier les exécuteurs de basses uvres dans le pays. Le politologue russe Evgueni Kisseliov en vient à estimer que l’immunité professionnelle devrait être garantie aux journalistes avant même leur sécurité physique. C’est loin d’être le cas en Russie aujourd’hui, et l’État ne montre pas plus de respect pour la liberté d’expression que pour la liberté de la presse.
Pour Kisseliov, la question des commanditaires de ces meurtres est secondaire. L’important est de dénoncer le mutisme dont sont atteints les médias, à commencer par la télévision, dont les programmes sont phagocytés par les jeux, les variétés et les émissions de téléréalité au détriment de l’information, des reportages et du journalisme d’investigation. L’assassinat d’Anna Politkovskaia sonne comme un avertissement non seulement pour ceux qui voudraient encore publier des documents dérangeants, mais aussi pour ceux qui ont à cur de défendre les droits de l’homme, en Tchétchénie ou ailleurs. Comme beaucoup d’autres trublions de la vie politique, Politkovskaia était interdite d’écran depuis des années. Elle voyait aussi son espace d’expression dans la presse écrite se réduire comme peau de chagrin avec la disparition progressive des journaux d’opinion. Elle avait même fait l’objet d’une campagne de dénigrement de la part de certains de ses confrères, qui affirmaient qu’elle faisait de la Tchétchénie un véritable fonds de commerce, car elle ne se contentait pas d’écrire, mais aidait financièrement les rescapés des chambres de torture à se soigner, y consacrant l’essentiel de ses droits d’auteur.

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