Ni vu ni connu

Pour contourner les législations anti-pots-de-vin, les entreprises des pays exportateurs passent par des intermédiaires. Un moyen efficace de garder les mains propres

Publié le 16 octobre 2006 Lecture : 4 minutes.

Le cabinet d’avocats international Simmons & Simmons, en collaboration avec la société de conseil Control Risks, spécialisée dans la prévention de risques, a publié, le 10 octobre, à Paris, sa quatrième enquête sur la corruption*. Et dit les choses crûment : « La corruption reste un problème majeur dans le monde des affaires à l’échelle internationale. » Menée auprès de 350 responsables d’entreprise à travers sept pays (France, États-Unis, Chine, Brésil, Pays-Bas, Grande-Bretagne, Allemagne), cette enquête souligne à la fois la prédominance de la corruption et son coût, ainsi que la faible connaissance qu’ont les entreprises des lois anticorruption. La majorité des personnes interrogées estime que le phénomène va empirer malgré les conventions et les lois anticorruption en vigueur depuis dix ans. Près de la moitié des sondés indique être « totalement ignorante » de la législation. Et plus des trois quarts d’entre eux sont convaincus qu’il est monnaie courante pour les entreprises de contourner la législation anticorruption en utilisant des intermédiaires « occasionnellement », « régulièrement » ou « presque à chaque fois ». C’est un moyen très efficace de garder les mains propres
La facilité avec laquelle les entreprises trouvent le moyen de verser « une commission » est déconcertante. Ce n’est pas de la corruption directe, mais indirecte : l’intermédiaire – souvent un représentant légalement constitué – reverse, sur sa commission, un pot-de-vin en espèces à l’agent public ou privé qui l’a aidé à obtenir le contrat ou la transaction. La commission, qui est légale, est déclarée dans le pays exportateur. Elle est souvent versée sur un compte à l’étranger. Le paiement local en espèces passe facilement inaperçu. Ce système n’est pas près de disparaître. Plus les États poussent leurs entreprises à exporter, plus celles-ci se voient obligées de gagner des parts de marché et de s’aligner sur le concurrent. Un vendeur sait à l’avance qu’il perdra le contrat s’il ne verse pas un pot-de-vin supérieur à celui de son rival. Selon une estimation de la Banque mondiale, le coût annuel de la corruption s’élève à plus de 1 000 milliards de dollars, un montant supérieur au PIB de l’Afrique tout entière (926 milliards en 2005). Pour l’OCDE (organisation de coopération entre les trente pays les plus industrialisés du monde), il est « impératif » de prendre des mesures pour combattre ce phénomène. Pourquoi ? Parce que, selon l’OCDE, « la corruption ne respecte pas les frontières, ne fait pas de distinctions économiques et gangrène toutes les formes de gouvernement. Elle entrave le processus démocratique, la bonne gouvernance, le développement durable et les pratiques commerciales loyales. À long terme, aucun pays ne peut se permettre de supporter les coûts sociaux, politiques ou économiques qu’induit la corruption ».
Comment enrayer ce mal aujourd’hui alors qu’il était toléré jusqu’en 1996 ? C’est en effet seulement à partir de cette année-là que les pays riches ont interdit « la non-déductibilité fiscale des pots-de-vin versés aux agents publics étrangers », une mesure très partielle puisqu’elle ne vise que les agents publics et qu’elle est à ce jour plus ou moins appliquée. On lui a ajouté un instrument plus complet, mais tout aussi limité : la convention pour la lutte contre la corruption d’agents publics étrangers (1999) dans les domaines de l’exportation et de l’aide au développement. Quatre ans plus tard, l’ONU prenait le relais en adoptant une convention universelle destinée à aider les États membres à combattre la corruption dans les deux secteurs, public et privé. Approuvé en décembre 2003, ce mécanisme est entré en vigueur le 14 décembre 2005.
Depuis, on ne compte plus les réunions et les rapports sur la mise en uvre de ces instruments juridiques fort complexes. La dernière réunion en date s’est tenue en septembre à Arusha, en Tanzanie, à l’initiative de l’Organisation mondiale de parlementaires contre la corruption (Gopac) sur le thème de « l’intégrité des marchés financiers en Afrique » (voir www.gopacnetwork.org). La prochaine aura lieu à Guatemala-City, du 15 au 18 novembre. Son thème : « Vers un monde plus juste : pourquoi la corruption fait-elle encore entrave ? » Cette douzième manifestation du genre ambitionne de trouver des « solutions pour surmonter les obstacles majeurs qui empêchent la lutte contre la corruption d’avoir un impact important » (www.12iacc.org).
Les conférenciers seraient bien inspirés de lire le dernier rapport de Transparency International sur l’état du mal qui sévit dans les grands pays de ce monde (www.transparency.org). Publié le 4 octobre à Berlin et Bruxelles, l’Indice de corruption des pays exportateurs (ICPE) est le résultat d’un sondage mené, entre février et mai 2006, auprès des cadres d’entreprise par les instituts partenaires du Forum de Davos (voir J.A. n° 2386). Elle été réalisée auprès des représentants du secteur privé dans cent vingt-cinq pays. La question : « D’après votre expérience, dans quelle mesure les entreprises étrangères les plus actives dans votre pays versent-elles des paiements occultes ? » Sur les 11 232 personnes interrogées, 8 034 ont donné une note de 1 à 10 (1 = le paiement de pots-de-vin est courant ; 10 = il est inexistant). La note moyenne est révélatrice de la situation générale dans le pays, même si aucune entreprise n’est mise à l’index (le sondage est anonyme). Le tableau confirme qu’aucun pays n’est irréprochable. La meilleure note (7,81 sur 10) est attribuée à la Suisse et la plus mauvaise à l’Inde (4,62). Mais ces notes doivent être pondérées par le poids du pays dans les exportations mondiales et par son rôle dans les circuits financiers. La Suisse, qui assure environ 1 % du marché à l’export, devrait être plus concernée par la corruption en raison de son système bancaire secret via lequel s’effectuent les transactions les plus importantes. Les grands exportateurs sont tous mal classés. « C’est de la pure hypocrisie de la part des pays de l’OCDE d’exprimer un attachement de pure forme à l’application de la législation, alors que leurs sociétés continuent de verser des pots-de-vin à travers la planète », affirme David Nussbaum, directeur général de Transparency. Et Casey Kelso, directeur régional pour l’Afrique, de conclure : « Les entreprises étrangères qui enfreignent la loi en versant des pots-de-vin ébranlent les efforts de lutte contre la pauvreté. Les pays africains devraient les poursuivre implacablement en justice. »

*International Attitudes to Corruption (23 pages), à lire sur : www.control-risks.com

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