Tunisie : pourquoi les cartes sont totalement rebattues à l’Assemblée
Ancienne du parti de Ben Ali, la jeune députée a pu réunir, malgré le morcellement de l’opposition parlementaire, un front solide pour contrer l’omnipotence des islamistes de Rached Ghannouchi. Une démonstration de force qu’elle a déroulé le 3 juin lors des débats sur le rôle (suspect) que jouent les islamistes sur le dossier libyen.
Une plénière aux allures de marathon. La séance du mercredi 3 juin à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) aura commencé le matin pour ne s’achever que le lendemain à l’aube, par l’audition de son président, Rached Ghannouchi. Les députés souhaitaient l’entendre sur son immixtion dans la politique étrangère, prérogative exclusive du chef de l’État, selon la Constitution.
Le Parti destourien libre (PDL) a présenté au cours de la séance une motion refusant toute intervention étrangère dans le conflit libyen. Si le texte a été rejeté par le Parlement, la plénière – qui aura duré vingt heures en tout – s’est muée en temps fort de la politique tunisienne tant les débats ont rebattu les cartes.
Sortie d’isolement
Depuis le début de la mandature, Abir Moussi, la présidente du PDL, était traitée en pestiférée pour avoir frayé avec l’ancien régime, avant qu’il chute, en 2011. À 45 ans, l’avocate marque le point le plus important depuis son élection à l’ARP. Sa motion n’a pas été adoptée, mais l’essentiel est ailleurs : le texte a récolté 94 voix sur les 109 requises, alors que le bloc PDL ne compte que 16 députés.
La patronne du parti a su rallier à son projet 78 élus issus de ce que le milieu politique tunisien appelle la « famille démocrate ». Autrement dit : Abir Moussi rompt le cordon sanitaire qui la séparait des autres groupes – du moins en partie. « Certains ont refusé de voter la motion car introduite par Abir Moussi, alors que le mérite en serait revenu, quoi qu’il arrive, à l’assemblée tout entière », analyse Hassouna Nasfi, chef du groupe parlementaire de la Réforme nationale.
Consolidant son statut de première adversaire d’Ennahdha, Abir Moussi s’est posée en chef de l’opposition
D’autres députés croient qu’il s’en est fallu de peu pour que la quadragénaire récolte une franche victoire. Quoi qu’il en soit, elle peut construire sur ce vote, d’autant que l’intervention qui l’a précédé a marqué les esprits.
Retranchée derrière une photo de Habib Bourguiba, dont elle revendique l’héritage, et minutieusement préparée, Abir Moussi a ainsi inondé la séance de chiffres, de noms, de dates, de faits… De figures de style aussi, démontant un par un les arguments de ses détracteurs.
Davantage procureure qu’avocate de la défense, la cheffe de file du PDL se fait certes un brin complotiste au moment d’expliquer la position pro-turque et pro-qatarie d’Ennahdha par les liens de Rached Ghannouchi avec une internationale islamiste. Mais la manœuvre est efficace et sème le trouble dans l’opinion : Ennahdha suit-elle un dessein sans rapport avec le pays ?
« La tribune de l’ARP est incontournable pour gagner en visibilité. Abir Moussi a su l’exploiter », reconnaît un ancien de Nidaa Tounes.
La dirigeante du PDL capitalise aussi, bien malgré elle, sur un drame personnel : la perte de son père, le 31 mai. Absente du fark – cérémonie rituelle du deuil – en raison de la programmation des débats parlementaires, la députée peine à contenir son émotion dans l’hémicycle, avant de se ressaisir et d’haranguer Rached Ghannouchi. La figure sacrificielle marque les esprits. Abir Moussi consolide ainsi efficacement son statut de première adversaire d’Ennahdha. Et peut se poser, le matin du 4 juin, en cheffe de l’opposition.
Ennahdha prend conscience de sa fragilité
la suite après cette publicité
Du côté du parti islamiste, les apparences sont sauves, mais en réalité jamais résultat de vote n’aura été aussi humiliant pour lui. Avec 54 députés, la présidence du perchoir et 5 portefeuilles ministériels, Ennahdha est sortie grande gagnante des législatives d’octobre 2019. Aussi, Rached Ghannouchi pensait profiter pleinement du morcellement de l’ARP pour mener le jeu en alternant alliances et pressions. Il n’en est rien : la séance du 3 juin a démontré la fragilité de sa position. Le coup est dur.
Après dix ans de présence – directe ou indirecte – au gouvernement, Ennahdha croyait s’être débarrassée de cette image-sparadrap de formation islamiste. Elle est durement renvoyée à ce souvenir par Abir Moussi, d’autres députés dits démocrates…. et des élus extrémistes d’El-Karama, devenus des alliés embarrassants pour Ennahdha.
Ce bloc de 19 élus, emmené par Seifeddine Makhlouf, s’est décrédibilisé par sa lecture manichéenne du conflit libyen, considérant qu’« il y a le bien symbolisé par les forces soutenant le pouvoir de Fayez el-Sarraj, et les méchants représentés par le général Khalifa Haftar et ses alliés ». En une déclaration, El-Karama a aussi crédibilisé les accusations d’Abir Moussi sur un arc islamiste qui irait de la Tunisie au Qatar, en passant par la Turquie.
En conclusion de la séance, Ghannouchi a reconnu qu’une remise en question personnelle s’imposait.
Sur le plan intérieur, l’attaque en règle d’El-Karama contre la puissante et très susceptible Union générale tunisienne du travail (UGTT) met aussi Ennahdha dans une posture délicate. Il lui faut en effet conserver des canaux de discussion avec cette centrale syndicale très populaire, aux allures d’institution, qui fait et défait des gouvernements. Et qui n’hésitera pas, surtout, à lui reprocher de passer sous silence les écarts d’El-Karama. Mais Ennahdha peut-elle se passer dans l’hémicycle des 19 voix qu’apporte Seifeddine Makhlouf ?
La séance du 3 juin referme sans doute la parenthèse durant laquelle le président de l’ARP a péché par excès de confiance. Ce que Rached Ghannouchi a lui-même reconnu à demi-mots en conclusion de la séance, estimant qu’une remise en question personnelle s’imposait : « J’ai écouté toutes vos critiques et remarques. Je dois les prendre en considération parce que si je suis ici, c’est grâce à vous. Je dois, également, être plus proche de vous. »
De nouveaux équilibres en gestation
Auparavant, la séance, très chahutée, avait dévoilé des failles au sein même de la coalition gouvernementale. Ennahdha et Echaab, qui siègent pourtant tous deux au Conseil des ministres, se sont frontalement opposés. Et Attayar a peiné à imposer sa vision géostratégique – un handicap lorsque l’on ambitionne d’affirmer un leadership dans les débats nationaux. Surtout, la formation de Mohamed Abbou est apparu divisée, ses députés soutenant des positions divergentes.
Impensable il y a à peine un mois, Tahya Tounes, Qalb Tounes et Echaab ont mis leurs querelles en sourdine
Mongi Rahoui, unique survivant de la déroute électorale de la gauche parlementaire, a lui retrouvé, le temps de la plénière, son costume de ténor du Bardo. Sur d’autres bancs, ses collègues semblaient se délecter de le voir bousculer Rached Ghannouchi.
Impensable il y a à peine un mois, tout comme ce rapprochement entre Tahya Tounes, Qalb Tounes et Echaab, qui ont mis leurs querelles et leurs ambitions en sourdine pour voler au secours du PDL. Pas tant par bonté de cœur que par pragmatisme : le vote de la motion refusant toute intervention étrangère dans le conflit libyen leur permet de redorer leur blason, en s’affichant clairement dans le camp des opposants à Ennahdha.
« Après les élections, tous ont eu du mal à intégrer qu’un rapprochement des partis démocrates leur donnerait un poids réel. L’idée peut faire son chemin, mais la guerre des ego n’est pas finie pour autant », met en garde un ex-Nidaa.
Si les concurrents d’hier ne sont pas encore prêts à fumer le calumet de la paix, la séance du 3 juin leur a ouvert des perspectives pour sortir du consensus imposé par Ennahdha et esquisser des projets d’avenir.
La Matinale.
Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.
Consultez notre politique de gestion des données personnelles
Les plus lus – Politique
- Sexe, pouvoir et vidéos : de quoi l’affaire Baltasar est-elle le nom ?
- Législatives au Sénégal : Pastef donné vainqueur
- Au Bénin, arrestation de l’ancien directeur de la police
- L’Algérie doit-elle avoir peur de Marco Rubio, le nouveau secrétaire d’État améric...
- Mali : les soutiens de la junte ripostent après les propos incendiaires de Choguel...