Les dés du dialogue seraient-ils pipés ?

Le père Maurice Borrmans, l’un des architectes du dialogue entre musulmans et chrétiens, réagit à la contribution de Mohamed Talbi à notre débat « Faut-il avoir peur de Benoît XVI ? » (J.A n° 2385).

Publié le 16 octobre 2006 Lecture : 4 minutes.

Curieusement mis en cause par le professeur Mohamed Talbi (cf. Jeune Afrique, n° 2385, p. 33), je me dois de clarifier ses propos auprès des lecteurs dans le seul souci de la vérité. Son opuscule Islam et dialogue de 1972 est le texte même de la conférence qu’il avait donnée à l’Institut pontifical d’études arabes et islamiques, le 25 novembre 1971, institut qui l’a toujours invité et accueilli avec estime et respect, tout en publiant nombre de ses articles en sa revue Islamochristiana dont il est membre du comité éditorial. Avec lui, nous avons toujours mis en garde contre « l’hydre de la polémique », tout comme nous travaillons toujours pour un « dialogue de témoignage, d’émulation et de convergence » entre musulmans, juifs et chrétiens, conformément à son souhait d’une « théologie cuménique de la paix », titre significatif, que je fais toujours mien, de sa contribution aux Hommages qui m’ont été offerts en 1996. Comment en est-il arrivé à supposer que, pour moi, le Coran serait « un livre de perpétuelle violence, d’un djihad qui ne finit qu’avec la fin des temps » ?

Dans une étude sur « l’Islam et la paix », publiée en 1987 (Islamochristiana 13, pp. 9-29), dont il m’a fait reproche, j’expliquais ce qu’est la paix dans le message coranique (paix eschatologique, Dieu est la Paix, la paix terrestre) et ce qu’il en est dans la Demeure de l’Islam et de l’offre de la paix à « ceux du dehors ». S’agissant du djihad, j’y évoquais les diverses écoles interprétatives classiques au sujet du « petit djihad » (guerre défensive, préventive, ou offensive) et insistais sur l’importance du « grand djihad », lutte spirituelle contre l’injustice, le mal et le péché. Qu’il y ait des versets de violence dans le Coran, comme il y en a dans certains livres de l’Ancien Testament, nul ne saurait le nier, restant entendu, d’un côté comme de l’autre, qu’il convient alors d’en contextualiser la signification et la portée, tout comme y invite d’ailleurs le professeur Mohamed Talbi en ses écrits (cf. Le Monde, 23 septembre 2006). Chacun sait que les Livres Saints sont à interpréter selon la Tradition qui en médite et en explicite le contenu au cours des siècles. Le dialogue auquel nous invitent le pape Benoît XVI et le professeur Mohamed Talbi est donc bien celui « du témoignage, de l’émulation et de la convergence ». Aucun djihad n’y est admissible, et je regrette ici qu’une fausse interprétation soit donnée de la Déclaration de Vatican II sur « La liberté religieuse » : ce faisant, comme il le craignait, le professeur Mohamed Talbi « a fâché » ses amis chrétiens. Les dés du dialogue seraient-ils pipés ? Je ne le crois pas, malgré ses affirmations, car, du côté chrétien comme du côté musulman, chaque croyant sincère a le droit de désirer pour ses frères en humanité ce qu’il estime être un « bien supérieur » pour tous, le « message » que Dieu lui a donné, dans le respect absolu du choix libre des consciences. Il y a donc place pour le dialogue du témoignage et le devoir de da’wa ou mission, et c’est bien à ce sujet qu’il nous faudrait dialoguer davantage « de la manière la plus courtoise ».

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Mais le professeur Talbi a aussi profondément blessé ses amis chrétiens en leur interprétant, à sa manière, deux citations de la Sainte Bible et en tronquant le texte du Catéchisme de l’Église catholique (§ 136), car celui-ci dit que « Dieu est l’Auteur de l’Écriture Sainte en inspirant ses auteurs humains. Il agit en eux et par eux. Il donne ainsi l’assurance que leurs écrits enseignent sans erreur la vérité salutaire », ce qui implique le respect des genres littéraires auxquels ces auteurs ont recouru. Et c’est justement le cas des deux citations de Genèse, 6 : 1-7 et de Matthieu, 25 : 1-13 (et non pas 10 : 1-10). Qu’il suffise, dans ce dernier cas, celui de la « parabole des dix vierges sages et folles », de lire le dernier verset qui en donne l’interprétation authentique : « Veillez donc, car vous ne savez ni le jour ni l’heure. » Il s’agit donc d’un enseignement spirituel (« être prêt » pour le jugement de Dieu) et non point d’une disposition juridique qui autoriserait la polygamie jusqu’à dix épouses. Les derniers propos du professeur Mohamed Talbi sont offensants pour les chrétiens, en laissant supposer que Jésus aurait bénéficié d’une telle possibilité.

Il convenait de préciser tout cela afin que notre dialogue se développe en toute vérité et en toute amitié. Incompréhensions et malentendus ne sauraient qu’en altérer l’esprit. Il est donc regrettable qu’une citation rapportée par le pape Benoît XVI au cours d’une leçon magistrale sur les relations de la foi et de la raison, de la liberté et de la violence, ait été détachée de son contexte, trop vite interprétée comme un jugement de valeur absolue et manipulée par certains pour des raisons politiques. Trop de personnes se sont donc violemment méprises sur le sens de ses paroles, d’autant plus qu’il entendait interpeller « le monde occidental » et sa « raison positiviste », en lui disant qu’« une raison qui est sourde au divin et repousse les religions dans le domaine des sous-cultures est inapte au dialogue des cultures », y compris la culture musulmane. Et d’ajouter alors : « Pour la philosophie et, d’une autre manière, pour la théologie, l’écoute des grandes expériences et intuitions des traditions religieuses de l’humanité est une source de connaissance. » Qui n’y voit alors une invitation renouvelée à aller de l’avant dans le dialogue des cultures et des religions ? Non, les dés ne sont pas pipés malgré le pessimisme des uns ou l’esprit de polémique des autres.

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