Jeu de massacre à Conakry

La longue maladie du chef de l’État, aujourd’hui incapable de gérer le pays, a fini par libérer les appétits pour le pouvoir. Y compris et surtout dans son entourage immédiat, où tous les coups sont permis. Enquête.

Publié le 16 octobre 2006 Lecture : 8 minutes.

Coups d’éclat, croche-pieds, vendetta médiatique, intimidations policières le jeu de massacre s’aggrave dans l’entourage de Lansana Conté à mesure que s’amenuisent ses capacités intellectuelles et physiques. Même le très puissant homme d’affaires Elhadji Mamadou Sylla, qui faisait et défaisait gouvernements et carrières depuis 2002, n’est plus intouchable. À l’instigation de Fodé Bangoura, ministre d’État chargé des Affaires présidentielles, des hommes ont tenté à deux reprises de l’arrêter. Mais en ont été empêchés par sa garde rapprochée. En l’absence de chef, l’autorité s’est éclatée. Le pays est devenu une sorte de far west tropical où règnent justice privée et seigneurs, dont les caprices sonnent désormais comme des ordres. Et la rupture du « pacte de sang », une sorte de gentlemen’s agreement scellé par trois hommes qui en ont abattu un quatrième pris pour le dernier obstacle à leur dessein, a fini d’installer la guérilla au sommet de l’État.
C’était le 5 avril : alors qu’ils sortent du bureau de Lansana Conté, qui venait de signer le décret limogeant son Premier ministre, Cellou Dalein Diallo (le quatrième homme en question), pour « faute lourde », Fodé Bangoura, Elhadji Mamadou Sylla et le président de l’Assemblée nationale et dauphin constitutionnel, Aboubacar Somparé, s’entendent pour mettre sous coupe réglée l’après-Conté. Ils s’assurent de la bénédiction du chef d’état-major, Kerfalla Camara. Puis composent ensemble un nouveau gouvernement, y introduisent chacun leurs fidèles. La liste finale arrêtée, l’homme d’affaires se charge de la faire accepter par le chef de l’État. C’est chose faite après quelques séances de laborieuses explications.
Avant de faire parapher le projet de décret, Bangoura, alors secrétaire général de la présidence, substitue une nouvelle liste à celle arrêtée d’un commun accord avec ses « alliés ». Épuisé et amnésique, Conté signe le document, le 29 mai, sans même le lire. Premier couac. Se sentant trahi, Somparé se braque. Sylla en fait autant, doublement exaspéré. D’abord, parce que sa protégée, la ministre du Commerce Djéné Saran Camara, a sauté. Ensuite, à cause de la mise à l’écart de deux autres de ses poulains qui devaient faire leur entrée dans l’équipe : Cheick Ahmadou Camara (ministre des Finances de 2000 à 2004), pressenti aux Travaux publics, et Fodé Soumah (un cadre de la Société des télécommunications de Guinée), censé se retrouver à la tête de l’Éducation nationale.
Pour ne pas s’aliéner l’homme d’affaires, président du patronat et première fortune du pays, Fodé Bangoura, devenu ministre d’État chargé des Affaires présidentielles et de la Coordination de l’activité gouvernementale (donc Premier ministre de facto), lui présente ses excuses. Mais une femme entre dans la danse et brouille les cartes. La Française Chantal Colle, officiellement chargée de la communication de Conté, inséparable du chef de l’État, conseille en substance à Bangoura : « Vous ne réussirez à exister qu’à la seule condition de contenir l’influence de Sylla. » Message reçu. Le nouvel homme fort du régime attaque Sylla, notamment sur deux points sensibles : le portefeuille et les honneurs. Simultanément, il s’attelle à revoir à la baisse le quota d’importation de riz octroyé au businessman et fabrique un candidat pour lui disputer la présidence de la Chambre de commerce.
Piqué au vif, le patron des patrons avertit Kerfalla Camara et Aboubacar Somparé qu’il entend riposter à ce qu’il prend comme une agression. Ce dernier l’encourage, non sans calcul : tant mieux si deux de ses rivaux s’entre-déchirent et se neutralisent. La guerre est inévitable entre les deux désormais ex-alliés. La médiation du ministre de l’Administration du territoire et de la Décentralisation, Moussa Solano, qui les réunit à son domicile pour une séance d’explication, n’y change rien. Sylla franchit une ligne rouge, fin juin. Il dit au chef de l’État : « Il faut que vous débarquiez Fodé Bangoura. Il a réussi à braquer tout le monde en un temps record. Et puis, il ne sait pas travailler. »
Informé, le ministre d’État chargé des Affaires présidentielles, soucieux d’assurer sa survie, décide d’attaquer pour mieux se défendre. Le 24 juillet, Cogest, une filiale de Futurelec, le tentaculaire groupe de l’homme d’affaires, reçoit un courrier qui lui réclame 843 millions de francs guinéens (121 000 euros), reliquat d’un prêt de 3 milliards qui lui avait été accordé sur le fonds japonais hors aide. Le lendemain, les locaux de Cogest sont fermés par la police et son gérant arrêté. Pour faire libérer son employé, Sylla paie. Mais non sans s’en plaindre auprès du chef de l’État, qu’il prend à partie le 27 juillet, sous le manguier de la cour du Palais des nations : « Si on continue à m’emmerder, je vais partir travailler ailleurs. » « Laissez-nous la Guinée. Si vous voulez, ne me dites même plus bonjour », rétorque Conté, manifestement excédé. « C’est injuste que l’État me réclame de l’argent, alors qu’il m’en doit beaucoup plus », poursuit l’homme d’affaires. « Même s’il faut vider les caisses publiques, vous allez être payé si l’État vous doit quelque chose. Vous n’allez plus venir m’enquiquiner pour des sous », s’emporte Conté.Ambiance.
Chantal Colle en profite pour énumérer au président les « gaffes » du patron des patrons et le danger qu’il représente pour son régime. Fodé Bangoura s’engouffre dans la brèche : le 1er août, le gouverneur de la Banque centrale de la République de Guinée (BCRG) fait parvenir au patron de Futurelec un courrier lui enjoignant de rembourser la somme de 15 milliards de FG (2,15 millions d’euros) à ladite banque. Ce dernier répond que l’État lui doit un titre de 6 millions de dollars, échu depuis le 30 août, et qu’il accepte que sa dette en soit déduite. Mais il apprend aussi que la réclamation de la BCRG est assortie d’une interdiction de sortie du territoire. Une mesure qui n’a rien de fortuit : ce même 1er août, l’homme d’affaires doit s’envoler pour les États-Unis. Il y est attendu le 3 pour une réunion de banques américaines, européennes et africaines intéressées au financement de l’un de ses projets : la mise sur pied d’Air Leasing Sénégal, une compagnie qui ambitionne de combler une partie du vide laissé par Air Afrique.
Décidé à ne pas manquer ce rendez-vous, Sylla rencontre Conté, qui ordonne à Bangoura de le laisser partir. Mais non sans demander à l’homme d’affaires de prendre langue avec ce dernier pour « aplanir [leurs] différends » avant le départ. Bangoura ne lèvera l’interdiction que deux heures avant le vol, après avoir fait signer à Sylla l’engagement de « régulariser » ses rapports financiers avec la BCRG dès son retour. Et après plusieurs heures d’une médiation menée par deux relations communes : Elhadji Chérif Aïdara et Elhadji Ibrahima Diaby, respectivement ami et marabout du président.
Blessé dans sa fierté, l’homme le plus riche de Guinée s’en plaint auprès de Kerfalla Camara. Lequel s’adressera à Bangoura en des termes clairs : « Je vous interdis de toucher à un seul cheveu de Sylla tant qu’il n’y a pas une décision de justice qui le condamne. » Comme pour obtempérer, Bangoura se fait fort de mettre les formes dans ses relations avec Sylla. Ainsi de ce courrier reçu au siège de Futurelec, qui invite le groupe à assister à l’ouverture des plis pour le choix de l’auditeur appelé à tirer au clair ses démêlés financiers avec l’État.
Après une accalmie de quelques semaines, ceux qui croient l’incident clos ne tardent pas à déchanter : le 6 septembre, huit « bérets rouges », membres du Bataillon autonome de la sécurité présidentielle (Basp), qui disent être mandatés par l’Agence judiciaire de l’État, tentent d’arrêter Sylla au siège du patronat, au centre-ville de Conakry. Un attroupement soudain de ses partisans, appelés à la rescousse, oblige les hommes en tenue à renoncer et à négocier leur exfiltration pour ne pas être lynchés par la foule.
Le 23 septembre, c’est au Kilomètre 36, à la sortie de Conakry, que le cortège de l’homme d’affaires, en partance pour sa ferme de Kondéyah (située à 113 km au nord-est de la capitale), est stoppé par des éléments de l’antigang sur ordre du ministre de la Sécurité, Ibrahima Dieng. Un affrontement s’ensuit entre les « gros bras » de Sylla et les policiers.
Pour Somparé, cette guéguerre est un bon coup politique à jouer, l’occasion de régler son compte à Bangoura, qu’il prend de longue date pour l’artisan de ses brouilles à répétition avec Conté. Le 25 septembre, dans son discours ouvrant la session budgétaire, le président de l’Assemblée nationale sonne la charge : « La situation macroéconomique s’est considérablement dégradée. [] Aujourd’hui les éléments actifs du progrès que sont les jeunes restent les principales victimes du chômage. » Avant d’ajouter : « Si Mamadou Sylla et son entreprise doivent de l’argent à l’État, ils doivent payer selon les lois établies. Mais seul l’audit en cours permettra d’éclairer l’opinion nationale et internationale. Les attaques contre le président du patronat doivent cesser. »
L’opposant Bâ Mamadou, leader de l’Union des forces démocratiques de Guinée, se mêle de ce qui était jusque-là une guérilla dans l’entourage de Conté. Dans une déclaration fort médiatisée de son parti, véritable réquisitoire contre la gestion et l’autoritarisme du régime, il écrit : « Il faut que tout le monde comprenne que les lois guinéennes ne permettent ni à la police, ni à la gendarmerie, ni aux ministres, aussi puissants qu’ils puissent être, d’arrêter quelqu’un ou de le mettre en garde à vue pour une dette commerciale. »
De fait, Fodé Bangoura a du mal à passer pour un « monsieur propre ». Aux yeux de ses compatriotes, il incarne les dérives du régime tout comme il a tardé à se préoccuper de l’assainissement des finances publiques. Et les Guinéens n’ont pas encore oublié que pour contrecarrer l’audit sollicité par Cellou Dalein Diallo sur Futurelec Bangoura a commandité, fin 2005, un rapport du Contrôle économique et financier qui a totalement disculpé le groupe. C’est également lui, qui, tout au long du séjour de Diallo à la primature, s’est coalisé avec Sylla pour l’en déloger. La donne a aujourd’hui certes changé. Et, une fois l’obstacle Cellou Dalein Diallo levé, le jeu de massacre dans la perspective de la succession a mis aux prises les deux alliés d’hier. Comment finira cette lutte à mort lourde de dangers pour le pays ? Sur un affrontement entre les hommes de Bangoura au sein du Basp et la garde prétorienne constituée par Sylla pour sa protection ? Seule certitude, les cabinets FFA, Ernest & Young et Audit Guinée-Pannell Kerr Forster planchent depuis le 6 septembre sur « les transactions financières et commerciales entre l’État et le groupe Futurelec ».
Dans l’attente des conclusions du rapport d’audit, qui devait être publié le 17 octobre au plus tard, le poker menteur continue de plus belle à Conakry.

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