De l’écrit au crédit

L’un est romancier, natif d’Istanbul et pas vraiment en odeur de sainteté dans son pays. L’autre est un financier de haut vol, bangladais et inventeur du microcrédit. Comme d’habitude, les jurés ont fait un choix très politique.

Publié le 16 octobre 2006 Lecture : 6 minutes.

Les deux hommes naviguent dans des univers complètement différents. L’un a été baptisé le « banquier des pauvres » pour avoir mis sur pied la Grameen Bank, la première banque au monde à pratiquer le microcrédit. L’autre est un écrivain distingué issu de la bourgeoisie stambouliote, qui s’est certes fait remarquer par ses prises de position libérales et progressistes, mais pour lequel l’écriture est une fin en soi.
On est pourtant tenté de faire un lien entre l’attribution du Nobel de la paix au premier et celle du Nobel de littérature au second. Non seulement parce que le choix des académiciens d’Oslo et de Stockholm confirme une orientation prise ces dernières années en faveur d’hommes et de femmes intervenant dans le domaine des droits de l’homme. Mais aussi parce le Bangladais Muhammad Yunus et le Turc Orhan Pamuk sont tous deux des musulmans qui démontrent que l’aire culturelle à laquelle ils appartiennent est un immense gisement de ressources humaines et de talents.

Orhan Pamuk, un moderniste proeuropéen
En décernant son prix 2006 à Orhan Pamuk, le comité Nobel de littérature a voulu, selon son communiqué du 12 octobre, récompenser un écrivain, qui, « dans la quête de l’âme mélancolique de sa ville natale, a découvert de nouveaux symboles de l’affrontement et de l’entrelacement des cultures ». La ville, c’est Istanbul, auquel ce romancier de 54 ans a consacré l’essentiel de son uvre. Les cultures, ce sont celles de l’Orient et de l’Occident, entre lesquelles la Turquie balance depuis toujours.
Les académiciens suédois ont souvent déjoué les pronostics en couronnant des auteurs peu connus du lectorat occidental. Rien de tel avec Pamuk, régulièrement cité parmi les nobélisables depuis plusieurs années et dont l’uvre est connue dans le monde entier depuis Mon nom est rouge, dont l’action se situe dans le milieu des peintres miniaturistes du XVIe siècle. Neige, le dernier de ses romans traduits en français (chez Gallimard, comme l’ensemble de son uvre), aborde, lui, des questions très contemporaines. Il met en scène un poète parti enquêter dans une petite ville de l’Anatolie où une série de suicides frappe des jeunes filles voilées. L’ouvrage a rencontré un gros succès en France, grâce, en partie, au prix Médicis étranger qui lui a été attribué en octobre 2005. Au même moment, l’écrivain turc se voyait décerner par les libraires allemands réunis à la Foire du livre de Francfort le prestigieux Prix de la paix.
Comme l’Autrichienne Elfriede Jelinek (2004) et le Britannique Harold Pinter (2005), Pamuk est considéré comme un auteur engagé, surtout depuis ses démêlés avec la justice turque. À la fin de l’année dernière, il avait été poursuivi pour « insulte ouverte à la nation turque » après avoir déclaré dans un journal suisse : « Un million d’Arméniens et trente mille Kurdes ont été tués sur ces terres, mais personne d’autre que moi n’ose le dire. » Face aux protestations suscitées par cette inculpation dans le monde entier, les poursuites ont été abandonnées en janvier. Depuis, l’auteur de Neige est devenu l’une des figures emblématiques du combat pour la démocratie et la liberté d’expression en Turquie.
À son corps défendant, semble-t-il, car il n’est pas un écrivain politique. Si cet héritier d’une grande famille stambouliote, francophile et admirateur de Proust et de Nabokov, a fait une incursion sur le terrain politique avec Neige, tous ses autres livres plongent dans la culture profonde de son pays. Certes, il s’est toujours exprimé sans détours sur les grandes questions du monde. Il fut notamment le premier auteur du monde musulman à dénoncer la fatwa iranienne contre Salman Rushdie, en 1989. Mais pas au point de confondre son statut d’homme libre et son travail de création littéraire. On lui a d’ailleurs suffisamment reproché d’avoir peint dans Neige les personnages islamistes avec plus de sympathie que les autres. Or il est évident que ses penchants politiques ne vont pas dans le sens des intégristes, pour lesquels il n’est qu’un mécréant vendu à l’Occident. Seulement, comme Dostoïevski, un autre de ses modèles, il lui faut s’identifier à ses personnages, mêmes les plus sombres, pour leur donner de la consistance.
Il est un point cependant sur lequel Pamuk a toujours affirmé haut et fort ses convictions : la vocation européenne de la Turquie. Dans un entretien publié par Le Figaro au mois de mai, il se montrait profondément attristé par les réticences de l’UE à l’égard de son pays.
En accordant leur distinction à ce Turc viscéralement proeuropéen qui est aussi un musulman moderniste, les jurés de Stockholm ont envoyé, volontairement ou non, un signe d’encouragement à tous ceux qui uvrent au rapprochement des peuples et des civilisations.

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Muhammad Yunus, le banquier des pauvres
Dans le monde feutré de la finance, Muhammad Yunus, qui s’est vu attribuer, le 13 octobre, le prix Nobel de la paix, fait figure d’iconoclaste, mais il fait aussi des émules. De la Norvège aux États-Unis, du Burkina à la Chine, le système de microcrédit inventé par la Grameen Bank, l’établissement qu’il a fondé, a essaimé dans une centaine de pays et compte 60 millions d’adeptes. Un succès qui, selon Yunus, s’explique facilement : « Contrairement aux idées reçues, les pauvres remboursent plus que les riches. Si vous leur donnez une chance, ils ne la laissent jamais passer. »
En 1974, le Bangladesh est victime d’une terrible famine. Rentré deux ans plus tôt des États-Unis avec un diplôme d’économie, Yunus est enseignant à l’université de Chittagong, sa ville natale. « Dans mes cours, j’expliquais qu’il y avait forcément une solution élégante à chaque problème », se souvient-il. Jusqu’au jour où il s’aventure dans le village de Jobra. Les habitants se trouvent dans l’impossibilité de payer leurs dettes à l’usurier local et ne peuvent donc se procurer le bambou nécessaire à la confection des paniers qu’ils vendent pour se nourrir. En leur prêtant 27 dollars, Yunus va permettre à quarante-deux familles de reprendre leur travail.
Il tente ensuite de convaincre les banques locales de consentir des prêts aux villageois pour monter une petite entreprise. En vain. Alors, il décide de devenir lui-même banquier. En 1983, il fonde la Grameen Bank, qui va prêter de l’argent aux pauvres sans exiger de garanties. Cet établissement va rapidement apporter la preuve que les déshérités sont des opérateurs économiques comme les autres. Même si les taux d’intérêt pratiqués par Grameen dépassent parfois 20 %, le taux de recouvrement atteint 98 %.
Banquier des pauvres, Yunus devient aussi celui des femmes, qui représentent les neuf dixièmes de sa clientèle. Une véritable révolution. Fondamentalistes et conservateurs l’accusent d’incitation à la débauche. Ce qui ne l’empêche pas de persévérer. Trente ans plus tard, Grameen compte 6,5 millions de clients dans le monde entier. Quelque 5,7 milliards de dollars de microcrédits ont été distribués à ce jour par la banque, dont les activités représentent plus de 1 % du PIB du Bangladesh. D’un montant de 120 dollars en moyenne, les prêts servent à financer des projets qui assurent aux familles un revenu suffisant pour accéder au logement ou financer l’éducation des enfants.
À 66 ans, Yunus est aujourd’hui connu sur les cinq continents. Pour lui, la Banque mondiale a le tort de réduire trop souvent le développement à une question d’infrastructures et de taux de croissance. Et de travailler essentiellement avec « des gens qui font des affaires ». Mais il compte bien sur les institutions internationales pour faire reconnaître l’accès au crédit comme un droit humain universel. S’il n’hésite pas à collaborer avec les multinationales, c’est, explique-t-il, pour la bonne cause. En mars dernier, Grameen s’est ainsi associée au groupe français Danone pour créer une unité de production agroalimentaire près de Dacca, la capitale bangladaise.

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