Comment Chirac a perdu

Le président français avait deux objectifs : écarter Laurent Gbagbo du pouvoir avant le 31 octobre. Et résoudre la crise ivoirienne avant de quitter l’Élysée.

Publié le 16 octobre 2006 Lecture : 8 minutes.

« Je ne me souviens pas de quand date notre dernier coup de téléphone. Mais je crois que j’en ai eu un avec lui en 2005 et probablement en 2006. » En prononçant cette phrase le 28 septembre, au cours d’une interview à TV5/RFI en marge du sommet francophone de Bucarest, Jacques Chirac a commis ce qu’il est convenu d’appeler un pieux mensonge. « Lui », c’est Laurent Gbagbo, et nul à l’Élysée ne se souvient d’un seul coup de fil entre le président français et son homologue ivoirien depuis le 3 novembre 2004, à la veille de la calamiteuse opération de reconquête du Nord lancée par les forces loyalistes. Ce petit arrangement avec la vérité – ou ce bafouillage de mémoire – s’explique sans doute par le contexte : au moment où il s’exprime ainsi, Jacques Chirac sait qu’il a d’ores et déjà perdu le bras de fer très personnalisé qui l’oppose depuis près de deux ans à Laurent Gbagbo. Il n’aura pas résolu la crise ivoirienne avant la fin de son mandat en mai prochain et il n’aura pas obtenu ce qui en était à ses yeux la condition sine qua non : la mise à l’écart du président ivoirien. Deux « buts de guerre », deux échecs. Dans six mois, Chirac laissera à son successeur à l’Élysée le soin de sortir de l’ornière la plus importante intervention militaire française en Afrique depuis la fin de la guerre d’Algérie : l’opération Licorne, ses quatre mille hommes et son milliard d’euros dépensés en quatre ans, sans aucun autre résultat que de perpétuer la partition de l’ancien showroom de la Françafrique. Alors, Jacques Chirac se lâche, à deux doigts de la déprime. Au cours du même entretien télévisé, il se dit « tout à fait désespéré » de cette situation « désastreuse à tous égards » et confesse son impuissance à gérer des acteurs politiques « incapables » d’organiser des élections, « faute de liste crédible ». Comme souvent, quand la réalité têtue résiste à son volontarisme, le président français baisse les bras. Laurent Gbagbo, lui, respire mieux. Le dernier sommet de la Cedeao à Abuja vient de lui donner un an de sursis. Le temps d’assister de loin – et au pouvoir – aux adieux des deux personnalités qui à l’en croire le détestent le plus : Kofi Annan d’abord, Jacques Chirac ensuite.
Entre Chirac et Gbagbo, tout finit mal et tout commence mal. Lors de l’arrivée aux affaires de l’Ivoirien, en octobre 2000, le chef de l’État français – qui a alors pour conseiller Afrique Michel Dupuch, un très proche d’Henri Konan Bédié – se méfie instantanément de ce socialiste populiste qui n’hésite pas à occuper la rue pour forcer le destin, de ce « camarade Laurent » à qui le Premier ministre Lionel Jospin apporte le soutien du gouvernement français. Cette première impression, négative, ne se dissipera plus, même si en fervent adepte de la realpolitik, Chirac, réélu en mai 2002 et débarrassé de la cohabitation, va peu à peu évoluer vers une sorte de modus vivendi. Fin 2002, après le putsch manqué d’Abidjan du 19 septembre et alors que la Côte d’Ivoire s’installe dans la partition, la perception élyséenne est la suivante : certes, Gbagbo est partie prenante du « mal ivoirien » ; certes, dit Chirac, « cet homme n’est pas fiable, car il dit toujours oui et après fait l’inverse », mais tout de même : il a été élu, il est donc légitime, et le déstabiliser, c’est ouvrir la boîte de Pandore. D’ailleurs, la conception que Jacques Chirac s’est forgée de la politique africaine de la France s’accommode beaucoup mieux d’un pouvoir à la légitimité douteuse que d’une rébellion contre l’ordre établi. C’est l’époque où, à l’Élysée, on se méfie du président burkinabè Blaise Compaoré, « coupable » de « cornaquer » les Forces nouvelles. L’époque aussi où Dominique de Villepin, ministre des Affaires étrangères, n’hésite pas à donner dans l’excès de zèle : l’ambassadeur de France à Abidjan, Renaud Vignal, que Gbagbo ne veut plus voir, est rappelé à Paris sans ménagement et rapidement remplacé. Quant à l’opposant Alassane Ouattara, que l’on a consenti à exfiltrer vers le Gabon, il est instamment prié de choisir une autre terre d’asile que la France. Le déploiement, en décembre 2002, de l’opération Licorne le long de la ligne de démarcation qui sépare le Sud du Nord apparaît dès lors comme le point d’orgue de cette politique. Même s’il a une fâcheuse tendance à partir seul en patrouille et à refuser de se mettre au garde-à-vous, il faut sauver le soldat Gbagbo
L’année 2003 et les dix premiers mois de 2004 ne contredisent pas cette étrange impression. De Marcoussis à Kléber, les « médicaments amers » se succèdent pour Laurent Gbagbo, mais le fil n’est jamais rompu. Chirac et lui se tutoient désormais au téléphone et s’embrassent quand ils se rencontrent. Début novembre 2004, pourtant, ce fragile équilibre relationnel va voler en éclats. Mercredi 3 novembre dans l’après-midi : inquiet des indications de plus en plus précises sur l’imminence d’une offensive générale des Fanci contre les rebelles des Forces nouvelles, Jacques Chirac appelle Laurent Gbagbo : « Si tu déclenches la guerre, ça va te retomber dessus. Personne ne te défendra. Tu seras complètement isolé. » La réponse du président ivoirien est alors surprenante : « Jacques, il faut que tu le saches : si je ne les lâche pas, ils vont se retourner contre moi. » Simple habileté, ou reconnaissance de l’existence d’un clan des durs prêts à renverser Gbagbo au moindre signe de faiblesse ? Les dés, en tout cas, sont jetés. Le 4 novembre à l’aube, les bombardements commencent. Le 6, un Sukhoï pulvérise le lycée Descartes de Bouaké, tuant neuf soldats français. Depuis cette conversation et jusqu’à ce jour, les deux hommes ne se sont plus parlé, y compris à l’occasion, pourtant incontournable en Afrique, du décès du père de Laurent Gbagbo, ancien tirailleur de l’armée coloniale, en janvier 2006. C’est le conseiller Afrique de l’Élysée, le très consensuel Michel de Bonnecorse, qui se chargera de transmettre à l’intéressé les condoléances du président français. Quant à Chirac, il n’aura qu’une idée en tête : en finir avec Gbagbo, par tout moyen hormis la force. Désormais, la cohabitation devient confrontation et le piège du duel personnalisé se referme. Or, au jeu du malin, malin et demi, les Bétés sont infiniment plus redoutables que les Corréziens.
Très vite, l’objectif de Paris, soutenu en cela par la communauté internationale et une bonne partie des chefs d’État africains – dont ceux-là mêmes qui, en novembre 2004, ont pressé Jacques Chirac de « finir le travail », c’est-à-dire de renverser purement et simplement Laurent Gbagbo – est de réduire au maximum les pouvoirs du président ivoirien. Un roi nu, un chef sans sceptre, Vincent Auriol ou la reine d’Angleterre, au choix. Du GTI (Groupe de travail international, véritable autorité de tutelle) aux Casques bleus de l’Onuci en passant par le contingent Licorne et une batterie de représentants spéciaux aux allures de proconsuls, un dispositif se met en place qui enserre et corsette le « camarade Laurent ». Ne manque à cette camisole qu’un Premier ministre fort, indépendant et capable de résister à l’hôte de la résidence de Cocody. Ce sera Charles Konan Banny, littéralement imposé par Jacques Chirac au sommet Afrique-France de Bamako en décembre 2005. C’est dans le bureau occupé par le président français dans la capitale malienne que sont rédigées la feuille de route de Banny et la note « de plein effet », véritable lettre de cachet transmise à Gbagbo par une troïka de chefs d’État africains. La voie est dégagée : dans un an aura lieu une élection présidentielle à l’issue de laquelle Laurent Gbagbo fera ses valises. C’est tout au moins ce que croit Chirac, qui, satisfait, est même prêt pour cela à surmonter sa répulsion. « S’il vient à Bamako, je lui serrerai la main, bien sûr », confie-t-il. Et même plus, si affinités retrouvées. Mais Gbagbo, qui refuse de se voir imposer un diktat en terre étrangère, ne viendra pas.
Rien, on le sait, ne va se passer comme prévu. Chirac a-t-il sous-estimé Gbagbo ? C’est probable. Le président ivoirien est un manuvrier, cela fait trente ans qu’il mouille sa chemise en politique intérieure et il connaît le terrain mieux que personne. Il contrôle le Sud, Abidjan, la rue, la jeunesse, et son bras de fer avec Chirac ne diminue en rien sa popularité – tout au contraire : il est sans doute, parmi les candidats à l’élection présidentielle, celui qui a le plus progressé depuis deux ans. Il a de l’argent aussi, beaucoup d’argent, des caisses réservées et des rentrées parallèles qui lui permettent de pratiquer une efficace diplomatie régionale et de neutraliser certains de ses adversaires. Résultat : après une entrée en fanfare, le bulldozer Konan Banny manque rapidement de carburant. Et d’oxygène. À la mi-2006, plus personne à Paris ne se fait d’illusions sur la tenue d’élections avant le 31 octobre. Fin août, on sait que la consultation n’aura même pas lieu avant que Jacques Chirac quitte l’Élysée ! « Au moins, faisons en sorte que Gbagbo ne me survive pas » semble alors se dire le président français, qui donne son feu vert au « plan B », élaboré dans la fièvre à la rentrée de septembre. Objectif : obtenir de l’Union africaine, puis du Conseil de sécurité de l’ONU, la dévolution complète au 1er novembre de la totalité du pouvoir au Premier ministre Charles Konan Banny, pour une nouvelle période transitoire d’un an. Dans cette hypothèse, la Constitution ivoirienne est suspendue et Laurent Gbabo quitte la présidence pour siéger au sein d’un conseil de régence aux côtés de Ouattara, Bédié et Guillaume Soro. Kofi Annan donne son accord, quelques chefs d’État africains appuient discrètement le projet (Obasanjo, Tandja, Kufuor, Bongo Ondimba) et Banny lui-même y est secrètement favorable. Fin septembre, en marge du sommet de Bucarest, Jacques Chirac s’aperçoit pourtant que la partie est loin d’être gagnée. Ni la Commission de l’Union africaine, ni la présidence de l’UA ne semblent acquises. Cette dernière propose même un « plan C » alternatif : placer la Côte d’Ivoire sous quasi-tutelle onusienne, avec envoi de cinquante mille Casques bleus et transfert d’une partie des moyens déployés en RD Congo. Bref, à peine formé, le front se délite
C’est à ce plan sur la comète que le sommet crucial de la Cedeao, le 6 octobre à Abuja, vient de donner un coup d’arrêt définitif. Certes, Laurent Gbagbo n’a pas pour autant gagné la partie. Par rapport à ses propres propositions maximalistes de sortie de crise (départ de toutes les troupes françaises et onusiennes, lesquelles seraient remplacées par un contingent de l’UA composé de Sud-Africains, d’Angolais et de Libyens) et à en juger par la quasi-éviction du dossier de son « protecteur » Thabo Mbeki, ce n’est pas une victoire. Mais l’essentiel – son propre maintien – est préservé. Pour le reste, et même si les recommandations des participants au sommet enjoignent en quelque sorte à Konan Banny de prendre toutes ses responsabilités et d’occuper tout son espace politique, les pouvoirs dévolus au Premier ministre figuraient déjà, pour l’essentiel, dans sa feuille de route de décembre 2005 – une feuille de route largement circonvenue par Gbagbo. Ce dernier a donc le temps de voir venir. Un an de plus, soit tout le loisir d’attendre le nouvel hôte de l’Élysée et de lui faire admettre son idée cardinale depuis toujours : en Côte d’Ivoire, la France n’est pas la solution, elle est le problème.

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