Comment le voile vient aux femmes

Dans la capitale et dans le sud du pays, les porteuses de hijab sont de plus en plus nombreuses. Retour du religieux ? Bien sûr, mais pas seulement : le phénomène a aussi des explications plus futiles

Publié le 16 octobre 2006 Lecture : 5 minutes.

La scène se passe en 2004, à Hammamet. Sur la plage, une jeune femme accompagnée d’un homme et d’un petit garçon s’apprête à entrer dans l’eau. Elle est couverte de pied en cap. Un brin insolente, je l’interroge : « Qui vous a demandé de vous attifer de la sorte ? » Elle se retourne et me répond sans ciller : « C’est Amrou Khaled. » « Votre mari ? » dis-je, désignant l’homme resté à distance. Elle proteste, indignée : « Quoi ! Vous ne connaissez pas Amrou Khaled ? Vous ne regardez donc jamais la télévision ? » Renseignement pris, le nommé Amrou est en effet un célèbre prédicateur égyptien doublé d’une vedette du petit écran. On ne compte plus les dames qu’il a converties sinon à la vertu, du moins au port du voile.
Deux ans plus tard, sur la même plage, je suis contrainte d’admettre qu’Amrou Khaled n’a pas chômé. Le nombre des femmes voilées a été multiplié par dix. Les couturiers se sont même ingéniés à rendre le hijab plus séduisant et plus pratique pour piquer une tête : tissu en jersey imperméable, pantalons et casquettes assortis, chasuble qui ne colle pas au corps ni ne flotte dans l’eau
Un petit tour dans Tunis et ses environs achève de me convaincre de l’extraordinaire recrudescence du voile dans un pays qui, il y a cinquante ans, avait décidé d’y renoncer. Apparemment, le code du statut personnel est impuissant à endiguer le phénomène. Dans les grandes ?villes, un bon tiers des femmes dissimulent désormais leur crinière. On en trouve aussi bien dans les administrations que dans les facultés, dans les hôpitaux que dans les ministères et jusque sur la scène du Festival de Carthage, où l’on a vu, cet été, ?une instrumentiste jouer en fichu !
Lors des mariages, le contraste est saisissant. Il y a d’un côté les moutahajibat, vissées à leur chaise et rechignant à faire la fête ; de l’autre, les safirat, les non-voilées, qui mettent de l’ambiance pour éviter que la noce ressemble un peu trop à un enterrement. Dans le salon de coiffure que je fréquente, les trois employées se sont, depuis peu, couvert les cheveux – un comble ! J’ai été stupéfaite de les voir accueillir par des youyous une de leurs clientes désormais libsit, terme signifiant « qui s’est vêtue ». Comme si, sans hijab, elles avaient été nues ! Ces dames sont apparemment convaincues d’avoir trouvé la panacée à tous les tourments du monde. Elles exhibent leur voile comme un certificat de bonne conduite. Ou un passeport pour le paradis. Lorsque la laïque que je suis tombe sur sa cousine désormais voilée, elle n’a pas le temps de la réprimander qu’elle se fait clouer le bec par un dédaigneux : « Que Dieu te guide vers le droit chemin », avant que la cousine continue le sien, de chemin, voile au vent et conscience tranquille.
Naturellement, le phénomène du voile illustre un retour en force de la religion, lui-même lié à une conjoncture internationale jugée défavorable à l’islam. C’est le « voile-réaction », qui consiste à opposer à l’Occident une série de slogans du genre : contre votre arrogance, notre identité ; contre votre féminisme, notre tradition musulmane ; il n’y a pas que votre monde, ses valeurs et son esthétique : nous sommes une alternative possible. On peut y voir une sorte de bras d’honneur à Bush, Chirac, Blair et consorts.
Pourtant, s’il est indiscutable que quelques croyantes suivent les consignes d’islamistes purs et durs, il serait erroné de croire que le port du voile est, au moins en Tunisie, un geste de part en part politique, ou politico-religieux. Mimétique, plutôt. À l’évidence, les images de musulmanes couvertes – et apparemment heureuses de l’être – diffusées à satiété par les chaînes de télévision arabes jouent un rôle incitatif considérable. Parfois, les motifs sont franchement prosaïques. Il suffit d’un pèlerinage à La Mecque pour que certaines franchissent le pas. Dans les entreprises publiques, où une semaine de vacances est offerte aux employées, il est d’ailleurs de moins en moins rare que celles-ci choisissent de visiter le tombeau du Prophète plutôt que le grand bazar d’Istanbul !
Les unes, on ne sait trop pourquoi, décident de se voiler après le ramadan, d’autres, avant de se marier, mais leurs motivations sont aussi, dans de nombreux cas, socio-économiques. Le hijab estompe en effet les différences entre les riches et les pauvres. Il cache la misère et contraint à plus d’humilité celles qui seraient tentées d’afficher quelque signe extérieur de prospérité. Parfois, c’est une simple commodité : quel plaisir d’aller au hammam ou de faire une course sans avoir à se mettre sur son trente et un ! Il arrive aussi, dit-on, qu’il dissimule quelque défaut physique : « Si ma voisine avait un corps et un visage de rêve, crois-tu qu’elle mettrait le voile ? » me lance en riant une créature superbement décolletée.
Les plus prudes y voient un repère moral, un remède contre le relâchement des murs. Pour conjurer la débauche (el-fsad) et la corruption, on agite le foulard. Mais celui-ci peut jouer le rôle exactement inverse. On le revêt alors pour sortir sans se faire réprimander, s’aérer incognito, voire trouver l’âme sur. Un exemple ? Dans une rue du centre de Tunis, une jeune femme rabroue un dragueur insistant : « Laisse tomber, je suis casée. Tu devrais chercher du côté des voilées »
Certaines Tunisiennes revêtent un voile comme elles enfileraient une minijupe : pour sacrifier à la mode. Dans ce cas, la coupe et la couleur importent beaucoup plus que la religion, que, souvent, elles ignorent superbement : combien de jeunes voilées n’ont jamais lu le Coran ni plié le genou pour la prière ? On m’a rapporté l’anecdote – nullement exceptionnelle, m’assure-t-on – de jeunes femmes austèrement voilées pendant la semaine, qui, le week-end, s’exhibent en bikini sur les plages. Dans des boîtes de nuit, il arrive que des hommes accompagnés de femmes voilées se noircissent consciencieusement au whisky. Quant aux couples avec femme voilée se tenant par la main ou se bécotant dans les jardins publics, ils sont monnaie courante. Enfin, il semble que le voile soit parfois un accessoire très utile pour gagner sa vie pas très honnêtement.
Fin de l’été. Un détour par le Nord-Ouest me met du baume au cur. Si le voile a envahi la capitale et le sud du pays, il épargne encore les bourgades qui entourent une ville comme le Kef, par exemple. Mais gardons-nous de crier victoire. La région a toujours été en retard par rapport au reste du pays. Les filles du Nord viennent seulement de découvrir le string et les bretelles de soutien-gorge apparentes. Alors, le voile, ce sera sans doute pour plus tard !

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