Un ambassadeur américain chez Bongo

Dans ses Mémoires, Joseph Wilson ne parle pas que de l’Irak et de l’uranium du Niger. Il garde aussi un souvenir savoureux de ses trois années à Libreville.

Publié le 23 août 2004 Lecture : 13 minutes.

Le diplomate américain à la retraite Joseph Wilson a été propulsé sur le devant de la scène en juillet 2003 par la fameuse affaire de l’uranium du Niger. Sur la base d’une mission qu’il a effectuée à Niamey pour le compte de la CIA en 2002, l’ancien chargé d’affaires de Washington à Bagdad pendant la première guerre du Golfe met alors publiquement en doute les affirmations du gouvernement britannique reprises par le président américain George W. Bush selon lesquelles l’Irak de Saddam Hussein avait tenté de s’approvisionner en uranium dans ce pays africain.
De ses relations tumultueuses avec l’administration actuelle, de ses souvenirs de dernier diplomate présent à Bagdad à trois jours du déclenchement de l’opération « Tempête du désert » en 1991, il est bien sûr largement question dans les mémoires de Joseph C. Wilson IV, The Politics of Truth (« La Politique de la vérité »). Mais pas seulement. Wilson est aussi et surtout un connaisseur de l’Afrique. Il a promené sa silhouette de surfeur bien bâti dans de nombreuses capitales au sud du Sahara : Niamey, Lomé, Bujumbura, Brazzaville, Luanda et enfin Libreville, où il est nommé ambassadeur en 1992 avec autorité conjointe sur l’archipel voisin de São Tomé e Príncipe. Wilson garde des souvenirs savoureux des trois années qu’il a passées dans le pays dirigé par Omar Bongo Ondimba à une période d’effervescence démocratique dans cette partie du continent.

Premières impressions
Joseph Wilson débarque à Libreville, la capitale gabonaise, en août 1992, honoré d’être l’un des plus jeunes ambassadeurs jamais nommés par l’administration américaine (il avait 42 ans) et tout auréolé de sa gestion jugée remarquable de la crise irakienne. Celui qui a négocié avec succès le départ de nombre de ses concitoyens, otages de choix de Saddam Hussein, avant que les bombes ne s’abattent sur Bagdad, a été qualifié à son retour à Washington d’« authentique héros américain » par le président d’alors, George H. Bush. L’affectation du diplomate sous les tropiques, dans la douce quiétude de Libreville, pouvait donc être considérée comme une juste récompense. Wilson se rend compte assez vite que représenter les intérêts de Washington au Gabon ne sera pas une sinécure.
« Le Gabon restait solidement ancré dans le camp français, et les Français n’entendaient laisser personne menacer leur position, écrit-il dans son livre. Le Gabon, avec son pétrole et ses minerais, était une vache à lait pour les Français. Plus encore, les Gabonais étaient des francophiles invétérés… » La relation intime entre Elf Gabon et le président Omar Bongo, « un mélange de politique et de business », n’échappe naturellement pas au nouveau représentant des États-Unis, qui ne tarde pas à identifier celui qui sera son rival coriace tout au long de sa mission : Louis Dominici, ambassadeur de France au Gabon en poste depuis douze ans au moment où lui débarque. « Les ambassadeurs de France restent généralement au Gabon pendant de nombreuses années, ce qui reflète l’importance de leur rôle là-bas », explique Wilson.
Joe Wilson n’est pas pour autant avare de compliments pour celui qui n’est pas seulement « l’homme de la France » : « Bongo est l’un des hommes politiques les plus habiles que j’ai connus en Afrique, aussi doué pour utiliser les Français à son avantage qu’ils le sont pour se servir de lui. » L’ambassadeur raconte : « Après le retour au pouvoir du parti de Jacques Chirac à la faveur des élections législatives de 1995, j’étais assis un jour avec Bongo dans son bureau présidentiel quand il m’a invité à monter quelques marches pour rejoindre sa table de travail… Il voulait me montrer une lettre qu’il avait envoyée à son ami « Jacques ». Après avoir farfouillé dans une pile de dossiers, il trouva le document recherché et me montra avec fierté comment il avait recommandé à Chirac qui il devrait nommer dans le nouveau gouvernement français. « Douze parmi ceux que je lui ai suggérés sont aujourd’hui ministres », m’a-t-il confié avec satisfaction. »

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Les soirées avec le président
Wilson devient un familier du « Palais du bord de mer ». Et des soirées organisées par un Bongo qui, selon le diplomate américain, a toujours été un bon vivant, depuis ses jeunes années. Selon la légende, raconte encore Wilson, lors de ces soirées, le président faisait verrouiller toutes les portes afin qu’aucun de ses invités ne puisse prendre congé avant son départ, ce qui n’arrivait généralement pas avant 3 ou 4 heures du matin. Des us auxquels les diplomates généralement austères étaient fort peu habitués. Wilson raconte qu’un de ses prédécesseurs à Libreville lui avait donné un tuyau : « Il y avait une salle de bains au rez-de-chaussée avec une fenêtre qui donnait sur le jardin du palais, suffisamment large pour que l’on puisse passer à travers et s’échapper. »
L’ambassadeur reconnaît que, pendant son séjour, les soirées de Bongo finissaient certes tard, mais que les invités n’y étaient plus contraints de rester jusqu’à l’aube. Il aimait cependant à attendre le départ du président et faisait partie des derniers invités à deviser avec lui. « Cela m’a permis de consolider ma réputation comme quelqu’un qui appréciait les Gabonais et Bongo lui-même, écrit Wilson. Cela a aussi aidé à promouvoir les intérêts américains au Gabon et à bousculer les Français. » Wilson et le président gabonais se rencontrent alors régulièrement et travaillent notamment à l’accroissement des investissements américains dans le secteur pétrolier gabonais. Le diplomate américain participe aussi activement à l’organisation du sommet entre Africains et Africains-Américains qui a lieu à Libreville en 1994, à l’initiative du pasteur Leon Sullivan. L’événement réunit onze chefs d’État africains et de nombreuses délégations officielles. Le secrétaire d’État assistant chargé des Affaires africaines de l’administration Clinton, George Moose, fait également le déplacement.
Wilson a l’idée d’inviter le président Bongo à un dîner privé dans sa résidence en compagnie de Moose à la veille de l’ouverture du sommet. Une réception mémorable : « L’arrivée du chef de l’État fut précédée par celles des services de sécurité pour inspecter la maison et s’assurer qu’il ne risquerait rien, du protocole pour vérifier que chacun serait assis à la place appropriée, des goûteurs pour s’assurer que personne ne l’empoisonnerait… Bongo confia à Moose que c’était la première fois en plus de vingt-six ans de pouvoir qu’il dînait à la résidence d’un ambassadeur. Au moment du toast, Bongo déclara qu’il n’était pas venu seulement pour rencontrer le secrétaire d’État assistant mais aussi « parce que Wilson et moi, nous nous entendons bien, nous avons de bonnes relations de travail et nous sommes amis ». »

Manoeuvres préélectorales
À l’approche de l’élection présidentielle de décembre 1993, la politique pure et dure et la lutte d’influence entre Français et Américains prennent le dessus sur les mondanités. À en croire Joe Wilson, la cordialité de sa relation avec le président Bongo, son expérience ancienne de l’Afrique francophone et son détachement par rapport à l’omniprésente influence française ont achevé d’agacer le représentant de Paris, Louis Dominici. D’autant plus que les chefs d’État considérés comme des favoris de la France dans d’autres pays de la région devaient affronter dans la même période des opposants crédibles devant les urnes. Sans surprise, l’ex-ambassadeur américain oppose la volonté des États-Unis d’encourager dans les pays africains la tenue d’élections libres, justes et transparentes, à l’attitude de la France qui consiste à préférer le maintien au pouvoir des régimes en place – garants d’une certaine stabilité et de la sauvegarde de leurs intérêts commerciaux – aux incertitudes d’une alternance démocratique voulue par les populations.
« Au Gabon, j’ai essayé d’éviter d’être associé à une quelconque faction politique, écrit Wilson. Dès le départ, j’ai dit au président Bongo, à l’ambassadeur français et à tous ceux qui voulaient l’entendre que les États-Unis se moquaient de savoir qui allait gagner ou perdre les élections, tant que le processus était légitime et que les Gabonais avaient la possibilité d’exercer librement leur droit de vote. » Il vient alors à Wilson, peut-être impartial mais manifestement soucieux de s’impliquer, une nouvelle idée qu’il met en oeuvre après en avoir informé Bongo : organiser chez lui des dîners pour permettre à tous les leaders des partis politiques du pays de se rencontrer dans un cadre informel. Un Américain installé à chaque table et une seule règle annoncée avec humour par l’hôte en début de soirée : pas de violence physique, Wilson faisant comprendre qu’il pouvait assurer le service d’ordre, étant plus massif que tous ses invités. Objectif atteint selon le diplomate : les invités finissaient toujours par se détendre, parler aussi bien de politique que d’art, de sculpture, de forêts sacrées et s’entretenir joyeusement de leurs expériences personnelles.
Selon Wilson, Bongo et ses principaux conseillers politiques sont devenus « paranoïaques » à l’idée d’une éventuelle défaite au fur et à mesure que les élections approchaient. Il accuse Dominici, toujours lui, d’avoir alors décidé de le déstabiliser en inspirant des articles dans la presse locale dénonçant le soutien de l’ambassade américaine à l’opposition. « En novembre 1993, il m’a invité à un petit déjeuner chez lui, raconte Wilson. Sa résidence était sur la côte, près de la plage, la mienne plus haut sur la colline. Entre les croissants et une tasse de café français très serré, Dominici en est venu à l’essentiel. Il répéta les accusations parues dans la presse selon lesquelles une radio d’opposition véhiculant des appels à la haine et invitant les Gabonais à s’en prendre aux citoyens Français était financée et soutenue par les États-Unis. Il m’expliqua que ses concitoyens étaient de plus en plus inquiets pour leur sécurité et me pressa de forcer la station de radio à mettre fin à ses menaces. » Réponse de l’Américain : les États-Unis ne soutiennent ni l’opposition ni le pouvoir en place, et déplorent la campagne antifrançaise de la radio d’opposition. L’hebdomadaire français L’Événement du jeudi citera plus tard un rapport envoyé par Dominici à sa hiérarchie à Paris dans lequel il affirme que Wilson avait reconnu le soutien de Washington à la radio incriminée…
« Je dois admettre que, dans une certaine mesure, notre propre naïveté a facilité la tâche de ceux qui craignaient le pire de la part des États-Unis », écrit le diplomate dans ses Mémoires. Et de citer l’exemple des errements du National Democratic Institute (NDI), une fondation du Parti démocrate américain qui s’était proposé d’aider le Gabon à organiser des élections crédibles et d’envoyer des observateurs sur le terrain. « Le chef de mission [du NDI] était un jeune homme consciencieux qui paraissait trop jeune pour avoir même déjà voté une fois à une élection dans notre propre pays, ironise Wilson. Il avait peut-être 23 ans, mais il semblait en avoir 14. Lorsque je l’ai l’introduit auprès de Bongo et des barons des partis politiques, j’ai eu comme l’impression d’offrir un poisson en pâture à des requins. »
Ce « jeune homme », qui goûtera peu les réflexions de son compatriote, ne pouvait pas, selon ce dernier, faire le poids dans une arène politique qui considérait le bréviaire du NDI – transparence et équité du processus électoral – comme parfaitement accessoire par rapport au seul enjeu qui vaille : le contrôle du pouvoir. La fuite d’un rapport préliminaire de l’organisme américain, ponctué de passages quasi insultants à l’égard du président Bongo, allait achever de discréditer la mission du NDI tout en renforçant l’impression – fausse selon Wilson – que les États-Unis oeuvraient pour la défaite de Bongo. Juste avant les élections, le NDI et ses principes seront remplacés par l’ONG plus expérimentée Africa-American Institute, qui rédigera un nouveau rapport et dépêchera de nouveaux observateurs à Libreville.

Petits désagréments entre amis
« À 23 h 30, le jour de l’élection, la Cour constitutionnelle annonça que 51,17 % des suffrages s’étaient portés sur Omar Bongo. Les Français et le président en titre avaient décidé de court-circuiter le processus, et il avait été réélu au premier tour. Pour moi, il était évident que les Français avaient décidé qu’ils ne pouvaient pas supporter le coût d’un second tour, qu’il fût politique ou même financier… » Les lendemains d’élection sont fiévreux dans la capitale gabonaise, et la neutralité revendiquée par l’ambassadeur américain de plus en plus sujette à caution. Wilson décrit la violente réaction de l’opposition à la proclamation des résultats : manifestations, voitures calcinées, étrangers houspillés… Sa résidence était située dans un des bastions de l’opposition. « Malgré le climat de violence, moi-même et les Américains n’étions nullement inquiétés par l’opposition, raconte-t-il. Ils ne s’en prenaient pas non plus aux voitures américaines. Pour mieux nous protéger en circulant dans Libreville, j’ai fait distribuer de petits drapeaux américains à tous mes concitoyens afin que nos voitures puissent être identifiées. En fait, quand les manifestants voyaient les drapeaux, non seulement ils nous laissaient passer, mais, en plus, ils applaudissaient souvent. »
« La tactique a déplu à Dominici, qui s’en est ouvert à Bongo, poursuit Wilson. Lorsque le président m’a demandé des explications, j’ai répondu que ma première préoccupation était la tranquillité et la sécurité des citoyens américains sur le sol gabonais, une préoccupation qu’il partageait certainement. Je lui ai ensuite expliqué que si Dominici était inquiet quant à la sécurité de ses compatriotes, il pouvait lui dire que j’avais beaucoup de drapeaux en réserve et serais heureux de les lui prêter afin qu’il puisse les distribuer aux Français désireux de se protéger. Bongo et moi avons ri de bon coeur à l’idée de voir les Français se promener dans la ville dans des voitures parées de drapeaux américains. »
La complicité ne dure pas longtemps. Les autorités gabonaises apprécient modérément les protestations du représentant de Washington lorsque les manifestations des partisans de l’opposition sont violemment réprimées. Wilson est copieusement attaqué dans la presse locale, qui le présente comme le « chef de facto de l’opposition ». Quand il est évacué à Paris, pendant la période de troubles, pour se remettre d’une hépatite A contractée à São Tomé – c’est lui qui le précise -, la presse avance qu’il a fui le pays après y avoir fomenté le désordre. « Dès mon retour à Libreville, je suis allé voir Bongo et ai pris avec moi deux des articles les plus virulents parus dans la presse contrôlée par l’État. Je lui ai dit qu’il pouvait calomnier l’ambassadeur américain à travers des articles de ce genre, mais qu’il devrait savoir qu’en agissant ainsi il mettait à mal notre relation, tout en faisant de moi un héros au sein de mon gouvernement, qui savait distinguer le vrai du faux. Après lui avoir rappelé les moments passés ensemble, je lui ai expliqué que tout ce qui avait été dit était grossièrement faux et inacceptable entre amis. Je lui ai dit que s’il croyait tous les mensonges véhiculés sur moi et les États-Unis, c’est qu’il avait été induit en erreur par ses conseillers. Cette mise au point fut productive. Les articles ont cessé, et quelques jours plus tard, un des principaux conseillers au palais a été remplacé. »

Tout est bien qui finit bien
La réconciliation a lieu quatre mois plus tard, à l’occasion du banquet offert par le président et son épouse le jour de la fête nationale en août 1994. Le gotha politique gabonais est au grand complet. « Entre le plat principal et le dessert, lors d’une pause dans la conversation générale – pour que toute la salle ne manque pas de remarquer le manège -, Bongo a fait appeler un de ses collaborateurs et lui a chuchoté quelque chose à l’oreille. Alors que tout le monde se retournait pour observer, l’homme contourna la table présidentielle et se faufila entre les invités jusqu’à moi. Il se pencha et me dit : « Le président aimerait vous voir à l’extérieur. » » Les deux hommes se parlèrent quelques minutes sur la grande terrasse du palais et revinrent ensemble dans la salle du banquet. « Il est retourné à sa table et moi à la mienne, mais tous les invités avaient compris le message. La hache de guerre avait été enterrée. » Wilson n’en dit pas davantage sur le contenu de ce tête-à-tête.
L’ambassadeur américain passe une troisième et dernière année au Gabon, beaucoup plus reposante. Il travaille à nouveau avec un Bongo expert en médiation régionale, notamment pour relancer le processus de paix en Angola ou encore pour presser le président de la Guinée équatoriale Obiang Nguema à entreprendre des réformes politiques dans son pays. Ce qui semble être le meilleur souvenir que Wilson a gardé de sa mission au Gabon, c’est son ultime victoire sur l’ambassadeur français, Louis Dominici. En avril 1994, « le grand ambassadeur » (en français dans le texte de Wilson) est affecté à un nouveau poste… à Tirana, en Albanie, ce qui est tout sauf une promotion. Au-delà des nombreuses anecdotes, et de la tendance du diplomate à la retraite à se donner le beau rôle, les Mémoires de Joseph Wilson donnent un aperçu épicé de l’envers du décor policé des missions diplomatiques. Quant à Omar Bongo Ondimba, il n’est pas près de livrer ses Mémoires. Dix ans après le passage de Wilson à Libreville, Bongo est plus que jamais l’orchestrateur des grands banquets du Palais du bord de mer.

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