Un air de Texas au sud du Tchad

En moins de trois ans, de gigantesques installations pétrolières sont sorties de terre dans la région de Doba. Et, depuis juillet 2003, l’or noir coule. Visite guidée.

Publié le 23 août 2004 Lecture : 5 minutes.

Une nature tropicale, un labyrinthe de tuyaux et les flammes des torchères. Voilà les premières images qui frappent le visiteur débarquant au petit aéroport de Komé, au sud du Tchad, dans la région de Doba, près de la frontière camerounaise. C’est ici que le consortium Esso Exploration and Production Chad Inc. – EEPCI, composé des américains ExxonMobil (40 %) et Chevron (25 %) ainsi que du groupe malaisien Petronas (35 %) – exploite l’or noir depuis juillet 2003.
La zone s’étend sur des centaines d’hectares, comprend trois champs pétrolifères et deux cent cinquante puits de forage. Elle est sillonnée de routes en latérite rouge, de lignes à haute tension et de gigantesques tuyaux qui transportent le brut d’un point à un autre. Près du centre des opérations, des cuves métalliques de plusieurs mètres de diamètre servent à séparer le pétrole de l’eau et du gaz, et à le stocker avant qu’il soit acheminé par un oléoduc long de 1 070 km jusqu’au terminal offshore de Kribi, au Cameroun. Le gigantisme de ces installations sorties de terre en moins de trois ans est saisissant.
La visite est guidée par un jeune ingénieur tchadien qui s’exprime aussi bien en français qu’en anglais. À ses côtés, Ronald Royal, directeur général d’Esso Tchad, prête une oreille attentive et affiche un air satisfait et décontracté. C’est une des grandes fiertés d’Esso que d’avoir su former des jeunes « locaux » brillants et éloquents. Malgré la chaleur humide, personne ne songe à quitter sa veste. Esso impose à ses employés et à tous les visiteurs le port de manches longues… pour lutter contre le paludisme. Inutile de discuter, chez Esso on ne plaisante pas avec la sécurité. « The rule is the rule. »
À peine avons-nous franchi le seuil du centre des opérations qu’on nous explique où se trouvent les issues de secours et la marche à suivre en cas d’évacuation. La salle des commandes est un immense tableau de bord avec ses enfilades d’ordinateurs sur lesquels ingénieurs et techniciens surveillent le fonctionnement des installations du champ et de l’oléoduc. La moindre fuite doit être immédiatement détectée, car un incident peut tourner au désastre.
Dans les couloirs, la climatisation tourne à plein régime. On y croise de grands gaillards aux épaules carrées et aux cheveux blonds ramenés en queue de cheval qui semblent tout droit sortis d’un film policier américain, ainsi que quelques Tchadiens. Une centaine de personnes (sans compter celles affectées au forage), dont environ vingt-cinq Tchadiens, travaillent ici. Gabriel est l’un d’entre eux. À 34 ans, il est l’un des rares à avoir réussi les difficiles épreuves de recrutement. Licencié de physique-chimie de l’université de N’Djamena, il a suivi une formation d’un an dans la capitale tchadienne et d’un an au Texas, à Waco. Depuis quatre mois, il est technicien de maintenance sur les installations de la centrale électrique. C’est un bon boulot, bien meilleur que tout ce qu’il aurait pu espérer au Tchad, dit-il, même si « la vie sur la plate-forme n’est pas tous les jours facile ». Il enchaîne quinze jours de travail ici, puis treize jours de repos à N’Djamena. Martha, responsable du centre de formation, confirme : « On travaille non-stop, en alternant les journées et les nuits de boulot. C’est fatigant, et, même si on a tout le confort sur place, les amis et la famille manquent. L’atmosphère est confinée. »
C’est un petit morceau de Texas planté au coeur de l’Afrique noire que l’on découvre ici. Les employés habitent des chambres luxueuses où ils disposent de tout le confort occidental (salle de bains, télé, DVD, prise Internet…), sont soignés dans une clinique ultramoderne et se divertissent sur les terrains de basket et autres équipement sportifs dernier cri auxquels viendront bientôt s’adjoindre des terrains de tennis et une piscine.
De l’autre côté des hauts grillages, à quelques kilomètres de là, des paysans triment pour survivre et des enfants meurent par manque d’eau potable. Le contraste a de quoi choquer. D’autant plus qu’à en croire les habitants de la région les retombées du projet sont très limitées. Urbain Moyombaye habite le village de Miandoum et travaille bénévolement dans une association locale. Il estime que, si le projet a offert du travail temporaire à quelques centaines de paysans et permis de désenclaver en partie la région, il a, pour l’heure, surtout eu un impact négatif : « Notre vie a été bouleversée, souligne-t-il. Esso a réquisitionné beaucoup de terrains, les villageois ont été dédommagés, mais ils sont nombreux à avoir dilapidé leur argent. Aujourd’hui, ils n’ont plus de champ à cultiver et sont contraints de quitter le village. Ils viennent alors grossir les rangs du quartier « Satan ». »
Satan, c’est un bidonville de tôles et de banco, situé en face de la base de Komé et qui abrite une population bigarrée qui patiente là dans l’espoir d’un improbable emploi. L’odeur des pétrodollars a attiré beaucoup de prostituées et d’ouvriers célibataires venus du reste du Tchad et des pays voisins, et le sida s’y est propagé comme une traînée de poudre. Le vieil infirmier du centre de santé de Komé se plaint de ne pas disposer de suffisamment de moyens pour lutter contre l’épidémie et s’inquiète également de la recrudescence des maladies respiratoires. Celles-ci, dit-il, sont liées à la poussière soulevée par les allées et venues incessantes des camions – Esso a construit de nombreuses routes de latérite, dont certaines traversent directement les villages. « Ce projet nous a amené beaucoup de problèmes », conclut-il.
Ce n’est pas l’avis de la Banque mondiale, garante du projet (elle a participé à son financement et mis en place fonds de protection de l’environnement ainsi qu’un mécanisme de gestion des revenus pétroliers unique en son genre), et encore moins de Ronald Royal, qui estime que « ce projet est la meilleure chose qui soit arrivée au Tchad ». La croissance du pays a grimpé de 1 % à plus de 10 % cette année, explique-t-il. D’ailleurs, il n’y a qu’à regarder autour de soi pour s’en rendre compte : auparavant, les toits des maisons étaient en banco et en paille, désormais ils sont tous en tôle. » Certes. Mais cela contribue-t-il au développement durable du pays ?
De retour à N’Djamena, le ciel est gris. Il a plu toute la journée et d’immenses piscines d’eau se sont formées dans les rues de sable de la capitale. Dans une heure, il fera nuit et la ville sera plongée dans l’obscurité. Quelques centaines de kilomètres plus au Sud, les quatre turbines électriques de Komé fonctionnent en sous-régime, utilisant moins de la moitié des 120 mégawatts dont elles disposent. De quoi éclairer six villes comme N’Djamena.

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