Mélès Zenawi

Israël et la Palestine, Kadhafi et l’Union africaine, les frères ennemis érythréens. Sans oublier Mengistu. Sur tous ces sujets, le Premier ministre éthiopien, généralement avare de confidences, livre le fond de sa pensée.

Publié le 25 août 2004 Lecture : 11 minutes.

Son véritable prénom est Legesse, mais il a choisi, depuis ses années campus, de se faire appeler « Mélès », en hommage à l’un de ses camarades assassiné par le régime impérial. Mélès Zenawi a vu le jour le 8 mai 1955 à Adoua, la cité historique où les Éthiopiens ont défait, en 1896, les troupes italiennes. Grand propriétaire terrien, son père, Zenawi Asresu, est tigréen, sa mère, Alemash Gebreleul, étant originaire d’Érythrée. Une fois achevées ses études primaires, il intègre la General Wingate School, à Addis-Abeba, puis, en 1972, la faculté de médecine.
Très tôt, il s’intéresse à la condition des paysans pauvres, au point qu’il en vient à reprocher à son père de posséder trop de terres. Comme beaucoup d’étudiants tigréens, il est révolté par la prééminence des Amharas dans la vie politique depuis le xixe siècle. Il provoque même un miniscandale sur le campus en soutenant que les troupes qui combattirent aux côtés de Ménélik à Adoua étaient composées en majorité de Tigréens.
En 1974, il met brutalement fin à ses études et rejoint les maquis du Front populaire de libération du Tigré ( FPLT ). Dès lors, il participe activement à la lutte contre l’empereur Haïlé Sélassié, puis contre le tombeur de ce dernier, le « Négus rouge », Mengistu Haïlé Mariam. Dix-sept ans plus tard, en mai 1991, ses partisans, qui se sont entre-temps alliés aux indépendantistes érythréens, investiront Addis-Abeba. Le colonel Mengistu a juste le temps de sauter dans un avion, avec certains de ses proches, pour le Zimbabwe, où il réside toujours…
Le 23 juillet 1991, l’ancien étudiant en médecine hérite de la présidence d’un gouvernement de transition. Il en profite, deux ans plus tard, pour tenir une vieille promesse faite, dans la guérilla, à ses compagnons d’armes érythréens. Après référendum, il accorde son indépendance à la province rebelle rattachée à l’Éthiopie en 1952. Le 23 août 1995, Mélès Zenawi est élu Premier ministre par le Parlement réuni en congrès. C’est lui le chef de l’exécutif, le poste de président de la République étant devenu purement honorifique après l’adoption d’une nouvelle Constitution, en 1994.
Mélès Zenawi est marié à Lellem Mesfin, cadre dans une firme de télécommunications, une femme très engagée dans la lutte contre le sida, alors que le pays compte parmi les plus atteints du continent. Le couple a trois enfants. Dans l’entretien qui suit, le Premier ministre évoque la situation politique et économique intérieure, le processus de démocratisation, le sort du colonel Mengistu, les relations de son pays avec Israël, la Libye du colonel Kadhafi et l’Érythrée. Généralement avare de confidences comme de sourires, cet « introverti », comme il se qualifie lui-même, se laisse aller à quelques confidences…

J.A. / l’intelligent : Comment se porte l’Éthiopie ?
Mélès Zenawi : Après une année 2003 difficile, la situation économique s’est beaucoup améliorée. Sur le plan politique, le pays est stable et calme. Je pense que nous n’avons pas de raison particulière de nous plaindre

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J.A.I. : Vous avez des élections législatives bientôt
M.Z. : Oui, l’année prochaine. La majorité parlementaire qui sortira des urnes permettra, je l’espère, d’avoir un exécutif renforcé et efficace.

J.A.I. : Tous les partis peuvent-ils participer au scrutin ?
M.Z. : Théoriquement oui, même si certaines formations ont une faible représentativité. Tous les partis, y compris ceux d’opposition, peuvent présenter des candidats. Seuls sont exclus de la compétition les groupes qui ont décidé de prendre les armes contre le gouvernement. Mais, comme je vous l’ai dit, la situation du pays est globalement stable et calme.

J.A.I. : Quel cas faites-vous des rebelles oromos ?
M.Z. : Il y a, en effet, un groupe appelé Oromo Liberation Front qui a déclaré la guerre à notre Constitution et s’est livré, ces dernières années, à des actes de terrorisme à Addis-Abeba. Ses bases arrière sont situées dans des pays voisins, en particulier en Érythrée, où ses hommes s’entraînent. Il a également des attaches au Kenya, où le gouvernement du président Mwai Kibaki essaie, jusque-là sans succès, de mettre fin à ses activités. Par le passé, l’Oromo Liberation Front a organisé des attentats à la bombe dans des hôtels de la capitale. Fort heureusement, depuis quelque temps, on n’en entend plus parler.

J.A.I. : Pour autant, ce mouvement armé n’a pas cessé d’exister
M.Z. : Je respecte les opinions de chacun, y compris celles de mes adversaires politiques, mais je ne tolère pas le recours à la violence. Si l’Oromo Liberation Front ne change pas ses méthodes, je continuerai de le combattre avec la dernière vigueur. Certains de ses membres semblent d’ailleurs avoir pris la mesure de ma détermination. Ils ont abandonné la lutte armée et le terrorisme. En contrepartie, nous les avons accueillis à bras ouverts dans le jeu politique.

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J.A.I. : Pourquoi ne pas profiter de vos bons résultats économiques pour entamer une plus grande ouverture politique ?
M.Z. : Je ne vois pas très bien ce que nous pourrions faire de plus. Il me semble que nous sommes au maximum de ce qui peut être fait. En ce qui concerne le pluralisme, nous avons une soixantaine de partis constitués et près de quatre-vingts quotidiens et magazines indépendants. Lisez ce qu’ils écrivent sur mon gouvernement, et vous constaterez qu’il n’y a aucune censure.

J.A.I. : Comment expliquez-vous qu’il y ait autant de policiers et de militaires dans les rues d’Addis-Abeba ?
M.Z. : Nous avions dans nos murs une trentaine de chefs d’État africains [ l’entretien a été recueilli à la mi-juillet, en marge du sommet de l’Union africaine, NDLR ]. Il était de notre devoir d’assurer leur sécurité. Nous ne sommes pas à l’abri d’une action terroriste. Nous avons donc dû prendre des précautions supplémentaires.

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J.A.I. : Vous considérez-vous comme un Africain ?
M.Z. : Vous semblez en douter. Vraiment, je ne vois pas où vous voulez en venir

J.A.I. : Certains de vos compatriotes disent qu’ils ne sont pas africains
M.Z. : Ces gens doivent être fous ou aveugles ! Regardez notre physique et la couleur de notre peau, cela ne prouve-t-il pas amplement que nous sommes des Africains ?

J.A.I. : On vous voit rarement en Afrique de l’Ouest
M.Z. : J’ai visité environ 75 % des pays africains, y compris ceux de la partie occidentale. Je suis allé au Nigeria, au Ghana, au Burkina Faso, au Sénégal, en Côte d’Ivoire, et partout en Afrique australe Grâce à Ethiopian Airlines, notre compagnie nationale, nous sommes en relation directe avec de nombreux pays, depuis Djibouti jusqu’au golfe de Guinée et aux pays d’Afrique australe. Nous avons des accords commerciaux, y compris avec les Ouest-Africains, mais, comme vous le savez, le niveau des échanges interafricains est très bas. La plupart de nos pays ne font pas de commerce entre eux, notamment à cause de la faiblesse des systèmes économiques. L’Éthiopie ne fait pas exception à cette règle.

J.A.I. : Avez-vous l’intention de signer bientôt l’accord de siège avec l’Union africaine ( UA ) ?
M.Z. : Bien sûr, nous avions un accord avec l’Organisation de l’unité africaine ( OUA ). Le passage de l’OUA à l’UA il y a trois ans nous oblige à tout revoir. Nous y travaillons, et je ne pense pas qu’il y ait le moindre problème.

J.A.I. : Que pensez-vous de la volonté manifestée par la Libye de récupérer à Syrte le siège de l’UA ?
M.Z. : Mais les Africains ne sont pas d’accord ! Il y a une quasi-unanimité pour que le siège reste à Addis-Abeba. Peut-être deux ou trois pays, en dehors de la Libye elle-même, ont encore des doutes sur la question, mais je suis sûr qu’il n’y a absolument aucun risque de transfert du siège vers Syrte.

J.A.I. : À votre avis, pourquoi le colonel Kadhafi n’est-il pas venu au sommet de l’Union africaine ?
M.Z. : Je n’ai aucune information à ce sujet. Il avait peut-être autre chose sur son agenda

J.A.I. : Ne pensez-vous pas que c’est votre récent voyage en Israël qui a pu le mécontenter ?
M.Z. : Si c’est le cas, c’est son problème, pas le mien. Mais je ne pense pas que la raison soit là.

J.A.I. : On vous dit très proche d’Israël.
M.Z. : Nous entretenons, en effet, d’excellentes relations diplomatiques. Et nous avons des accords économiques. Comme vous le savez sûrement, nous avons chez nous une communauté juive, et certains de nos compatriotes ont émigré, depuis plusieurs années maintenant, en Israël. Cela dit, rassurez-vous, nous avons aussi de bons rapports avec de nombreux pays arabes, notamment avec le Soudan, le Yémen, l’Arabie saoudite. Et les choses s’améliorent avec l’Égypte. Notre objectif est d’avoir des relations balancées entre les pays arabes, d’une part, et Israël, de l’autre.

J.A.I. : Les Israéliens vous aident en matière de sécurité
M.Z. : Comme eux, nous combattons le terrorisme international. Et si vous faites allusion aux armes, je vais être franc avec vous : nous n’achetons pas les nôtres en Israël, mais en Europe de l’Est.

J.A.I. : Vous avez omis de mentionner l’Autorité palestinienne
M.Z. : Nous entretenons d’excellentes relations diplomatiques. Nous avons même une ambassade de l’Autorité palestinienne ici, à Addis-Abeba. Nous soutenons pleinement leur droit à avoir un État indépendant, dans un environnement de paix.

J.A.I. : Êtes-vous prêt à aller voir Yasser Arafat à Ramallah ?
M.Z. : Ce n’est pas chose physiquement facile actuellement, mais pourquoi pas.

J.A.I. : Parlons de vos relations avec l’Érythrée
M.Z. : Il n’y a pas beaucoup de changement, ni en bien ni en mal. Nous demandons toujours à ce que le dialogue reprenne à propos de la frontière et des problèmes qui s’y rapportent. Mais les Érythréens nous répondent toujours « non ». Nous pensons qu’il nous faut parler. La décision rendue le 13 avril 2002 par la Commission frontalière indépendante basée à La Haye doit faire l’objet de discussions. Le Cameroun et le Nigeria ont été exactement dans le même cas à propos de la péninsule de Bakassi. La Cour internationale de justice de La Haye a rendu un arrêt le 10 octobre 2002. Le Nigeria n’était pas satisfait et les deux pays se sont mis autour d’une table pour en parler et trouver un accord amiable plus profitable. Pour le moment, l’Érythrée n’est pas prête à discuter, mais j’espère qu’elle le sera dans le futur.

J.A.I. : Issayas Afewerki, le président érythréen, et vous-même n’êtes donc plus des amis ?
M.Z. : Effectivement, ça m’en a tout l’air [rires].

J.A.I. : Parlons, si vous le voulez bien, de l’ancien président Mengistu Haïlé Mariam.
M.Z. : Il vit toujours au Zimbabwe

J.A.I. : Demandez-vous toujours son extradition ?
M.Z. : Bien sûr ! Pas moi, directement, mais la justice. Et le Zimbabwe, pour le moment, refuse. Peut-être le successeur du président Mugabe sera-t-il plus compréhensif ? Cela dit, nous maintenons de bonnes relations avec ce pays et la présence de Mengistu à Harare n’est pas un casus belli. Il n’est d’ailleurs pas le seul à avoir commis des crimes en Éthiopie. Nous avons entamé la même procédure à l’encontre d’autres criminels qui vivent aujourd’hui en Europe et aux États-Unis. Là non plus, nos demandes n’ont pas été satisfaites, ce qui n’empêche en rien le maintien de bons rapports avec les pays européens et les Américains. Nous reconnaissons que ce n’est pas facile, pour un pays, de livrer quelqu’un qui a demandé et obtenu l’asile sur son territoire.

J.A.I. : Mais Mengistu, contrairement aux autres, est un symbole
M.Z. : Oui, ce n’est pas un criminel ordinaire et son sort ne laisse personne indifférent. Mais je veux dire que lorsqu’un pays refuse de livrer un criminel, la seule chose à faire est de continuer, encore et toujours, à demander son extradition.

J.A.I. : Son procès continue in abstentia
M.Z. : Oui, le procès ira jusqu’à son terme, que nous ayons ou non l’accusé sous la main.

J.A.I. : Que s’est-il donc passé, en juin, à l’ambassade d’Italie à Addis-Abeba ?
M.Z. : Quatre fugitifs y avaient trouvé refuge à la chute de Mengistu, il y a treize ans. L’un d’entre eux, le général Tesfaye Gebre-Kidan, qui avait pris le pouvoir pendant une semaine après le départ précipité de Mengistu en exil, le 21 mai 1991, a été tué le 2 juin. Les circonstances exactes de sa mort, ainsi que celle d’un de ses compagnons, ne sont pas claires. Nous espérons pouvoir interroger un jour les deux dernières personnes réfugiées dans l’enceinte de l’ambassade, le colonel Berhanu Bayeh et le commandant Addis Tedla. Nous ignorons ce qui s’est réellement passé à l’intérieur de l’ambassade, qui bénéficie du statut d’extraterritorialité.

J.A.I. : L’Éthiopie est l’un des pays les plus touchés par le virus du sida. Qu’est-ce que vous avez entrepris pour combattre cette pandémie ?
M.Z. : Nous sommes très préoccupés par ce phénomène. Nous avons lancé des campagnes d’information en faveur de l’utilisation des préservatifs. Nous tentons également de favoriser l’accès aux antirétroviraux pour une population de plus en plus large. Tout cela se fait, bien sûr, en coopération avec les ONG et les agences internationales de lutte contre le VIH-sida.

J.A.I. : Vous achetez les antirétroviraux à l’étranger ?
M.Z. : Oui, mais nous allons bientôt avoir la capacité de les fabriquer nous-mêmes. Pour le moment, nous sommes obligés de les acheter ailleurs.

J.A.I. : Est-il difficile de gouverner un pays comme l’Éthiopie ?
M.Z. : Cela dépend de ce que vous entendez par « difficile ». Pour certains hommes, la politique est une profession. Moi, je comprends ma tâche plutôt comme une mission. Je ne pense pas être un bon professionnel de la politique. J’espère, cependant, remplir correctement ma fonction. Pour moi, il importe peu qu’elle soit physiquement épuisante. Je passe de nombreuses heures au bureau, mais cela ne me pèse pas.

J.A.I. : On dit de vous que vous êtes timide, que vous ne parlez pas. Avez-vous des passions, des hobbies ?
M.Z. : Hum évidemment, comme tout le monde [rires] J’ai des hobbies, bien sûr. Je joue au tennis. Je suis un peu vieux, maintenant, pour le football, mais j’aimais bien ça quand j’étais étudiant. J’adore lire, c’est l’une de mes passions. Je passe de longues heures au bureau, mais, en dehors, je lis beaucoup. Je ne suis pas extraverti, comme vous l’avez constaté. Je suis même, disons, un peu introverti, mais je ne pense pas être timide. Il m’arrive même de rire, comme vous pouvez le constater

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