Le racisme au Maghreb

Le dernier volet de notre enquête sur les relations interraciales en Afrique du Nord.

Publié le 23 août 2004 Lecture : 11 minutes.

Un phénomène banalisé à l’extrême

« Le racisme, dans mon pays, n’est pas un racisme institutionnel […]. Il est social. Il s’éructe dans les rues, il se déploie dans les attitudes, il s’abrite derrière les persiennes, il se fouille dans les regards, il se glousse dans les moqueries. Il est un crachat permanent et camouflé. » Ces quelques lignes, extraites du témoignage d’Affet Mosbah (« Être noire en Tunisie », J.A.I. n° 2270), pourraient avoir été écrites par un Noir algérien ou marocain : le racisme maghrébin est d’abord un problème d’attitude et de comportement. Il transforme le quotidien de ceux qui en sont victimes en enfer. Mais c’est un racisme qui ne se réclame d’aucune idéologie, d’aucune vision du monde, si abjecte soit-elle. C’est un racisme sans militants. Il ne se trouve personne pour le revendiquer et encore moins pour l’expliquer. Pourtant, chaque Maghrébin y a un jour cédé, même sans le vouloir, tellement il imprègne le langage, en se glissant derrière les dictons de grand-mère et les mots les plus ordinaires du dialecte.
Denis, appelons-le ainsi, il préfère ne pas voir son nom cité, est un étudiant originaire d’un pays d’Afrique centrale, arrivé il y a quelques mois en Tunisie. Il raconte : « Moi et mes congénères vivons l’humiliation et l’offense dès que nous sortons dans la rue. On se fait traiter de kahlouch (« nègre »), d’oussif (« esclave ») ou de kird (« singe »), comme ça, gratuitement. On voit les gens faire des grimaces à notre passage, se boucher le nez ou rire bruyamment. Je ne suis pas étonné de rencontrer des gens racistes, il y en a dans toutes les sociétés. Ce qui m’étonne plus, c’est la passivité de la « majorité silencieuse ». L’absence de réactions des gens dans le bus ou dans le métro, quand on se fait insulter par des enfants. Les parents ne semblent éprouver aucune gêne quand ils voient leur progéniture nous balancer des noms d’oiseaux. Au contraire, ils en rigolent. Pareil comportement serait impensable dans nos sociétés africaines. Cela me déçoit profondément. Cela ne correspond pas à l’idée que je me faisais du Maghreb. »
Des témoignages comme celui-ci, on pourrait les multiplier à l’infini. Les Noirs, dans les pays du Maghreb, font en permanence l’objet de réactions instinctives et épidermiques, qui vont de la simple moquerie blessante à la franche hostilité, et qui ont pour dénominateur commun le mépris.
« Les Tunisiens [c’est vrai aussi des Algériens ou des Marocains, NDLR] sont bourrés de préjugés, explique Moïse, un étudiant mozambicain qui vit à Tunis depuis trois ans. À part le football, ils ne connaissent rien à l’Afrique noire, et ça ne les intéresse pas vraiment. Pour eux, l’Afrique – car ils n’ont pas le sentiment d’y appartenir -, c’est la famine, la guerre, la maladie ou les animaux sauvages… Ils disent qu’ils sont ouverts, mais en réalité ils ne sont ouverts que sur l’Europe, et encore, seulement par le biais de la télévision. Le racisme touche toutes les couches de la société, pas seulement les classes populaires ou déshéritées. Les seules personnes qui auront spontanément un comportement acceptable avec nous, ce sont les Maghrébins qui ont voyagé, qui ont vécu à l’étranger. Ils sont plus ouverts sur le monde, plus curieux de ce qui s’y passe, plus enclins à remettre en cause les préjugés de leur éducation. »
Car le Noir, dans l’imaginaire collectif, renvoie toujours confusément à l’inférieur, domestique ou esclave, à celui qui se trouve en bas de l’échelle, et avec qui on peut tout se permettre. Cette vision dévalorisante, les ressortissants des pays d’Afrique subsaharienne n’en souffrent que par ricochet. Car elle s’est formée au contact de ces esclaves, dont descendent la plupart des communautés noires autochtones du Maghreb. Les Noirs du Maghreb, des musulmans qui parlent arabe dialectal ou berbère, sont environ 50 000 en Tunisie, certainement plus en Algérie et plus encore au Maroc. Citoyens à part entière, ils éprouvent pourtant les pires difficultés à se mélanger avec les composantes arabes et berbères des pays où ils sont nés. Ils vivent entre eux et se marient entre eux. Quand ils se marient…
Inès Mrad Dali, doctorante en anthropologie à l’École des hautes études en sciences sociales (Paris), s’est penchée sur la question et a étudié le cas de quelques communautés du Sud tunisien. Elle est arrivée à des conclusions surprenantes et inquiétantes. Il y a vingt ans, les alliances entre hommes noirs et femmes blanches étaient presque inexistantes, mais des mariages pouvaient être contractés dans l’autre sens, entre femmes noires et hommes blancs : « Les pratiques matrimoniales ont beaucoup évolué en une génération. Aujourd’hui, quand ils le peuvent, c’est-à-dire quand ils ont un emploi stable et un minimum d’argent, la plupart des hommes noirs épousent des femmes blanches. Épouser une Blanche est à la fois un gage de réussite sociale et un moyen de garantir un meilleur avenir à ses enfants, qui souffriront moins de la stigmatisation. En revanche, les femmes noires éduquées, celles qui sont parvenues, elles aussi, à un certain niveau social, comme par exemple les infirmières ou les secrétaires médicales, éprouvent les pires difficultés à se marier. Elles sont désormais rejetées des deux côtés : par les hommes blancs, ou plutôt par les mères blanches, sans le consentement desquelles aucun mariage ne peut s’effectuer en Tunisie, et maintenant par les hommes de leur communauté et de même niveau qu’elles, qui leur préfèrent les Blanches. » Beaucoup se retrouvent donc contraintes au célibat, ce qui revient, au Maghreb, à une certaine forme de mort sociale…

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Le poids de l’esclavagisme
Il ne faut pas chercher midi à quatorze heures. Si les Maghrébins continuent à regarder le Noir avec une condescendance teintée de mépris, et au fond rechignent à les considérer comme des égaux, c’est d’abord et surtout à cause du poids de l’Histoire. C’est entre le Maroc et l’Afrique occidentale que les relations ont été le plus denses et le plus inégales. Les confréries marocaines, la Tijania par exemple, ont certes été à l’origine de l’islamisation de toute cette partie de l’Afrique, qui s’étend du sud de la Mauritanie jusqu’au Niger en passant notamment par le Sénégal et le Mali, à compter de la fin du XVIIIe siècle. Mais bien avant cela, les sultans chérifiens du Maroc n’ont eu de cesse d’asseoir leur domination sur le Sahara et le Soudan, le pays des Noirs. Les Almoravides, en remportant une victoire décisive sur l’Empire du Ghana dont ils convoitaient les mines d’or, se sont appropriés une partie importante de ses territoires (1077). Ahmed al-Mansour, le sultan saâdien, est passé à la postérité en 1591 après avoir détruit l’Empire songhaï de la vallée du Niger, dont il lorgnait les mines d’or et de sel.
Plus près de nous, le souverain alaouite Moulay Ismaïl est resté célèbre pour avoir constitué une armée de soldats noirs, un corps d’élite fort de 10 000 hommes totalement dévoués à sa personne (1678). La Tunisie et l’Algérie n’ont pas eu avec l’Afrique noire de relations politiques et militaires aussi importantes que le Maroc. Le commerce caravanier a représenté l’essentiel des échanges. Les régions du Djérid (Tunisie), de Ghadamès (Libye) et de Tamanrasset (Algérie) ont constitué des plaques tournantes d’un commerce florissant : la traite négrière.
Les Arabes, comme avant eux les peuples de l’Antiquité et les Romains, comme aussi une partie des peuples africains, ont été esclavagistes, et la traite, en Tunisie et au Maroc, s’est poursuivie – sous une forme certes relativement atténuée – jusqu’au tout début du XXe siècle. Il a fallu attendre 1964 pour que cette pratique soit complètement abolie en Arabie saoudite, et même 1980 dans le cas de la Mauritanie. L’esclavage arabe ne concernait pas uniquement les Noirs, mais l’ensemble des captifs non musulmans, donc aussi les roumis, les chrétiens « blonds aux yeux bleus », qui étaient parfois rachetés par leur famille d’origine. « Les esclaves pouvaient, dans une même société, remplir des rôles très différents, explique Inès Mrad Dali. La forme la plus inhumaine et extrême de l’esclavage, l’esclavage de plantation, pratiqué en Amérique du Nord, aux Caraïbes et au Brésil, n’a jamais existé au Maghreb. En Tunisie, des esclaves pouvaient être affectés aux travaux domestiques ou agricoles, d’autres, plus chanceux, pouvaient se retrouver ministres, aghas, trésoriers, chambellans. La différence de traitement entre les esclaves noirs, les abids, et les blancs, plus volontiers qualifiés de mamelouks, ou encore de renégats chrétiens, a été considérable. Dans les oasis du Sud tunisien et algérien, les travaux difficiles, comme le percement des canaux d’irrigation, les foggaras, étaient réservés aux esclaves noirs. Sinon, le Noir, sauf si on le versait dans l’armée du Bey, avait pour vocation de servir les gens de la maison de son maître… »
Il est difficile de se faire une idée du nombre d’esclaves noirs ayant transité par les pays du Maghreb. Des estimations avancées par l’historienne Lucette Valensi mentionnent le chiffre de quelques milliers par an pour le Maroc, et de quelques centaines à un millier par an pour la Tunisie et l’Algérie. Un autre historien, Ralph Austen, évalue, lui, le nombre des esclaves amenés à Tunis entre 1700 et 1850 à 100 000 individus.
L’abolition de la traite, décrétée par les Français pendant la conquête de l’Algérie (1830-1847), s’est appliquée spontanément, du moins en apparence, dans la Régence de Tunis, en 1846. Soit deux ans avant la loi Schoelcher l’interdisant en France… Mais l’esclavage s’est perpétué, plus discrètement, et il a fallu que les autorités françaises du Protectorat reviennent à la charge en 1890 et décrètent une seconde abolition pour que la pratique finisse par s’éteindre complètement. L’abolition de 1846, un peu vite présentée par certains travaux historiographiques tunisiens comme « l’oeuvre charitable de souverains humanistes », doit en réalité beaucoup à la pression internationale, à celle des Britanniques notamment, champions de l’abolitionnisme.
Il n’était pas rare toutefois que les propriétaires d’esclaves, par philanthropie, pour plaire à Dieu ou par ostentation, affranchissent des esclaves, par exemple pour l’enterrement d’un membre de leur famille, pour honorer le disparu. Mais, même affranchis, les Noirs restaient généralement au service de leur ancien maître, comme domestiques. Le rapport de sujétion changeait de nature, sans disparaître. A-t-il d’ailleurs complètement disparu ? Dans le Sud tunisien, mais aussi dans tout l’Est saharien, bien que tous les hommes soient aujourd’hui de condition libre, la langue continue à opérer une distinction entre Blancs et Noirs : les premiers sont appelés des ahrar, des hommes libres, tandis que les seconds restent des chwachin, un mot forgé de toutes pièces pour désigner la catégorie intermédiaire entre les ahrar et les ousfan (pluriel d’oussif, mot devenu synonyme d’esclave).
« Pour beaucoup de Maghrébins, il est toujours difficile d’imaginer qu’un Blanc puisse être commandé par un Noir, même riche, et lui serve par exemple de chauffeur ou encore de domestique, estime le psychiatre tunisien Adel Omrani. L’installation à Tunis du personnel de la Banque africaine de développement, fin 2002, a jeté un certain trouble. Les Tunisois n’étant pas habitués à voir des Noirs rouler en Mercedes, habiter dans les beaux quartiers, toucher un salaire à quatre chiffres. Cela étonnait, cela choquait… C’est à ce moment-là qu’on a pu se rendre compte à quel point la perception du Noir était restée figée dans nos sociétés, et combien elle avait peu évolué depuis le milieu du XXe siècle. »

Comment combler le fossé ?
Le fossé entre Noirs et Blancs est loin d’être complètement comblé au Maghreb. Si, juridiquement parlant, les minorités noires ne souffrent d’aucune discrimination, elles continuent souvent à être victimes de phénomènes de marginalisation sociale et d’exclusion économique. Le niveau de violences verbales auquel les Noirs sont exposés dans les sociétés maghrébines est impensable. Il est illusoire d’imaginer qu’en renforçant la législation antiraciste les pays du Maghreb pourront, du jour au lendemain, mettre fin à ce genre de comportements.
Pourtant, les États ont un rôle à jouer : ils doivent prévenir, responsabiliser, engager des campagnes de sensibilisation, dans les écoles, les lycées, mais aussi à la radio, à la télévision. Bref, donner l’exemple, provoquer le changement au lieu de l’accompagner. La société civile a elle aussi un rôle à jouer. La lutte contre le racisme et l’apprentissage de la tolérance doivent être l’affaire de tous, car, en définitive, c’est à tous qu’ils profiteront. Les Maghrébins, qui accèdent à la modernité économique et ne cessent de clamer leur volonté d’ouverture sur l’Europe et sur le monde, doivent aussi admettre qu’il est temps pour eux d’accéder à une « modernité comportementale » sans laquelle rien ne sera durablement possible. Une modernité comportementale, qui, par ricochet, permettra aux femmes de sortir dans la rue sans se faire insulter à tout propos…
Une authentique amélioration de la condition des minorités noires du Maghreb suppose enfin des mesures de discrimination positive. Celles-ci permettront aux Noirs de d’acquérir une meilleure visibilité, par exemple sur la scène médiatique, mais surtout d’augmenter leurs chances de réussite et d’insertion économique. Les renseignements sur la mobilité sociale des Noirs du Maghreb restent très parcellaires. Au cours d’une enquête réalisée en 1990 dans la localité d’El-Mdou, dans le sud du pays, le chercheur tunisien Jalel Bahri a montré que les Noirs de cette ville étaient moins de 25 % à accéder au cycle secondaire. Une autre étude, un peu plus ancienne, et qui portait sur l’université d’Oran en 1979, a montré que les Noirs algériens n’étaient qu’au nombre de 5 sur un total de 8 000 étudiants inscrits cette année-là. Les chiffres datent un peu, mais les choses ont-elles vraiment changé depuis vingt ans ?
Mais, d’ailleurs, pourquoi rien n’a-t-il été fait ? Peut-être parce que les Noirs eux-mêmes n’ont rien demandé, rien exigé. À y bien regarder, ils semblent d’une étonnante passivité. Le silence et la résignation des Noirs du Maghreb, surtout si on les compare au militantisme des Noirs américains, ont de quoi surprendre. « C’est vrai qu’on ne peut pas encore parler de « question noire » au Maghreb, concède Adel Omrani, le psychiatre tunisien. Mais c’est simplement parce que les Noirs sont… invisibles ! On les voit peu et ne les entend pas. Ils ne sont pas assez nombreux pour véritablement peser sur le débat. S’ils représentaient 10 % ou 20 % de la population d’un des trois pays, la question noire aurait fatalement fini par faire surface et par s’inscrire sur l’agenda politique. La pauvreté ne facilite pas l’émergence des revendications. Pour l’instant, il n’existe pas d’élite noire. Il existe des individus, qui, grâce à l’école, au travail ou à des dons naturels (footballeurs, artistes) sont parvenus à s’extraire de leur condition. Mais la dernière chose que ces gens souhaitent, c’est d’être renvoyés à ce qu’ils étaient avant de réussir : des Noirs, des dominés. Ils n’ont donc aucune envie de s’improviser porte-parole de la majorité silencieuse des Noirs. Au contraire, ils vont tout faire pour effacer le stigmate qui leur colle à la peau, et pour en quelque sorte se « blanchir ». Par exemple en se mariant avec des Blanches. »
Malheureusement, sans un « coup de pouce » venu d’en haut, les Noirs maghrébins risquent de mettre encore beaucoup de temps avant de vivre sur le même pied d’égalité économique et sociale que les Blancs…

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