Le nouveau djihad

Publié le 23 août 2004 Lecture : 9 minutes.

Mamdouh Qotb, diplomate égyptien en poste à Bagdad, est un homme pieux. Lorsque, après l’avoir enlevé, au sortir d’une mosquée, dans une rue de la capitale irakienne, conduit jusqu’à une villa quelque part dans le Triangle sunnite et menacé de le décapiter, ses ravisseurs se sont rendu compte qu’il priait sans cesse, ils ont commencé à avoir des doutes. Puis, au soir du cinquième jour, ils ont vu sur Al-Jazira un reportage où des enfants d’une mosquée de Bagdad réclamaient le retour de leur vénéré maître, qui leur enseignait si bien le Coran. Alors, l’émir du groupe des « Lions d’Allah » a versé des larmes. Il s’est excusé auprès de Mamdouh Qotb et l’a fait reconduire et libérer, à l’endroit exact où le rapt avait eu lieu (voir J.A.I n° 2274).
Tous, évidemment, n’ont pas eu cette chance. Diffusées sur des cassettes vidéo qui circulent abondamment en Irak, les exécutions d’otages se déroulent toujours ainsi : le condamné, à genoux, implore une ultime fois sa grâce, puis l’un des hommes masqués debout derrière lui lit la sentence de mort avant de lui saisir les cheveux et de l’égorger. En voix off, un imam récite des versets du Livre saint. Le bourreau, qui porte des gants, essuie ensuite son sabre sur la chemise du supplicié. Une technique qui emprunte à la fois à la Tchétchénie pour la vidéo et à l’Arabie saoudite pour le rituel. L’objectif est simple : semer la terreur.
Pour les insurgés d’Irak qui se battent contre l’occupation américaine et le gouvernement, fantoche à leurs yeux, du Premier ministre Iyad Allaoui, la terreur est une arme multiforme. Les voitures piégées pilotées par les kamikazes en sont l’une des facettes privilégiées. Le 28 juillet à Baqouba, l’une d’elles a fait 70 morts et 150 blessés parmi les candidats policiers du régime honni, massés le long d’une avenue dans l’attente d’un hypothétique recrutement. Un épouvantable carnage dont sont pour l’instant épargnés les soldats de la coalition, mais à quel prix ! Les Américains, qui ont perdu plus de 900 hommes (et qui comptent 10 000 blessés) depuis mars 2003, ne circulent plus désormais qu’en convois blindés le long d’axes surveillés par des hélicoptères de combat. Chaque jour, l’état-major de la coalition enregistre une quarantaine d’« actions hostiles » qui vont du tir de missiles sol-air aux attaques à la roquette en passant par l’explosion de mines et de bombes artisanales. Plus vulnérables, les « harkis » en uniforme bleu de la police irakienne subissent les plus lourdes pertes : assassinats ciblés d’officiers, charges de RPG à bout portant contre leurs véhicules et, parfois, massacres à l’algérienne à de faux barrages tenus par de faux policiers.
Sur le terrain, deux villes, Fallouja la sunnite et Nadjaf la chiite sont de facto contrôlées par la résistance, laquelle a administré la preuve qu’elle pouvait, de façon ponctuelle, s’emparer d’autres localités comme Samarra, Baqouba ou Al-Qaïm, à la frontière syrienne. Nul ne peut sortir de Bagdad sans risque grave. La capitale elle-même, où les forces spéciales d’Iyad Allaoui procèdent à des rafles quotidiennes de plusieurs centaines de suspects, où les juges sont réquisitionnés 24 heures sur 24 pour condamner à la chaîne, où les prisons sont pleines, où les habitants vivent dans l’anxiété permanente, où la consommation de Prozac et d’antidépresseurs de contrebande a augmenté de 100 % en un an, Bagdad est une ville assiégée. L’Irak revit, disait il y a peu Tony Blair, « it’s a better and safer place ». L’Irak, en fait, est, sur une partie de son territoire, en état d’insurrection.
Qui sont les résistants ? La dichotomie classique entre ex-baasistes et officiers démobilisés de l’armée de Saddam Hussein, d’une part, et islamistes, pour la plupart étrangers, de l’autre, n’est plus de mise aujourd’hui. Les Américains, mais aussi plus récemment Iyad Allaoui lui-même, ont voulu jouer sur l’opposition entre nationalistes et djihadistes, les premiers étant réputés plus récupérables que les seconds. En vain. Comme on l’a vu en France entre 1940 et 1944, ce n’est pas pendant la guerre que la résistance dévore ses propres enfants, mais après. D’autant que l’islamisation de l’insurrection irakienne est un processus qui vient de loin : depuis la première guerre du Golfe en 1991, l’idéologie laïcisante du parti Baas a peu à peu cédé la place à un islam de combat instrumentalisé par Saddam Hussein à son profit. Dans sa cellule, aujourd’hui, le raïs déchu porte la barbe et lit le Coran. Le terrain d’entente et d’action commune entre les cadres civils et militaires du régime renversé (passés à la clandestinité) et les « fous de Dieu » était donc tout trouvé : la lutte contre l’infidèle sur une terre d’islam. Une conjonction accélérée à la fois par le recrutement massif dans la résistance, en pays sunnite, de détenus de la prison d’Abou Ghraib transformée en véritable madrasa où se propage l’islam le plus radical et par un facteur beaucoup plus prosaïque : l’argent.
Le « trésor de guerre » de Saddam Hussein mis à l’abri avant la chute de Bagdad est depuis longtemps épuisé et les nouvelles sources de financement de la résistance proviennent pour l’essentiel des milieux ultrareligieux d’Arabie saoudite et des pays du Golfe. Enfin, l’ultime figure de référence encore en liberté des ex-baasistes et anciens de la Garde républicaine convertis au djihadisme n’est autre que l’islamiste des dix dernières années du régime de Saddam : Izzat Ibrahim el-Douri, ancien vice-président et membre depuis longtemps d’une confrérie mystique soufie.
Reste que, s’il existe aujourd’hui au sein de la résistance sunnite des groupes mixtes parmi lesquels cohabitent des Irakiens et des combattants internationalistes, tel le « Bataillon du djihad islamique » qui opère dans les régions de Samarra et de Tikrit, l’amalgame n’a pas toujours été aisé et demeure fragile. Abou Moussab al-Zarqaoui, le leader jordanien d’« Unité et Djihad », en qui se reconnaissent la quasi-totalité des guérilleros étrangers opérant en Irak, est une très forte personnalité. C’est parmi ses cinq mille à huit mille fidèles, venus en Irak entre janvier et mars 2003, puis plus tard en profitant de la dissolution par l’administrateur civil américain Paul Bremer du corps des gardes-frontières, que se recrutent la plupart des preneurs d’otages et des kamikazes. Tout en conservant une très large autonomie d’action, Zarqaoui et ses hommes ont eu l’habileté de nouer une alliance à peine clandestine avec les leaders de la frange la plus dure de l’islamisme irakien : les salafistes.
En semi-liberté, l’imam de la mosquée Ibn-Taimiya de Bagdad, Mehdi al-Sumeidi, le chirurgien-dentiste Fakhri al-Qaissi ou encore le chef de l’Association des étudiants musulmans Harith al-Dhari, récemment libéré d’Abou Ghraib, propagent les mots d’ordre de Zarqaoui et les cassettes de Ben Laden glorifiant la muqawama (« résistance »). Ils relaient également les fatwas émises par le groupe à l’encontre de telle ou telle personnalité, ministre, officier de police ou juge – Raed Jouhi, 33 ans, le magistrat instructeur qui a interrogé Saddam Hussein, a ainsi survécu à trois tentatives d’assassinat. « Unité et Djihad » dispose également de son réseau de planques, de villas secrètes, d’informateurs et de petits mouchards – vendeurs à la sauvette, laveurs de pare-brise, cireurs de chaussures…
Mythe fondateur de la résistance, le siège de Fallouja par la 5e division de marines, du 5 avril au 10 mai 2004, a été le creuset dans lequel s’est forgé le lien entre combattants irakiens et étrangers. Les bombardements de Medinat al-Masajid (la « Ville des mosquées » – elle en compte quatre-vingts) ont fait six cents morts avant que l’armée américaine se retire de ses faubourgs sans avoir jamais osé y pénétrer. Depuis, Fallouja se nourrit de son héroïsme et de son indépendance sous la double houlette de l’imam Abdallah al-Janabi et du cheikh Dhafer al-Obeïdi. Dans ses rues, les moudjahidine, irakiens, syriens, yéménites, marocains, tunisiens, algériens, libanais, saoudiens et jordaniens de la « Brigade Fallouja » font régner l’ordre islamique kalachnikov à la main. La délégation qu’y a envoyée, à la mi-juillet, le Premier ministre Iyad Allaoui, afin de négocier un modus vivendi, a dû accepter d’être désarmée – et de repartir sans ses armes.
À l’image de ce qui se passe à Fallouja, la structure de la résistance dans le Triangle sunnite est à la fois composite et organisée, amorphe et extrêmement fluide, composée d’amateurs et de vrais professionnels. On compte ainsi une quarantaine de groupes d’insurgés forts, parfois, de plusieurs centaines de membres qui coordonnent leurs actions, mais maintiennent entre eux un cloisonnement étanche. Au total, près de vingt mille combattants selon les services de renseignements de la coalition.
Qu’en est-il en pays chiite ? En dépit des récents et sanglants affrontements, l’impression d’état de siège et l’obsession de la voiture piégée y sont à l’évidence moins prégnantes. La haute hiérarchie religieuse, à commencer par l’Ayatollah Ali al-Sistani – malade et âgé, il est vrai -, prêche l’apaisement en attendant les élections générales de 2005 que la communauté, forte de sa supériorité numérique, est convaincue de remporter – à la différence des sunnites dont le suffrage universel devrait parachever la marginalisation. La seule véritable tentative de résistance armée émane de l’imam Moqtada Sadr, en rivalité désormais ouverte avec Sistani, et de ses deux mille miliciens de l’« Armée du Mahdi », lesquels ont livré bataille aux forces de la coalition en avril, mai et début août, tant à Bagdad (Sadr City) qu’aux portes des Villes saintes de Nadjaf et Kerbala. Déterminés, mais mal armés et peu entraînés, les insurgés ont subi de très rudes coups, avant de se replier dans Nadjaf qui, au terme d’un compromis tacite avec les Américains, est demeurée pendant près de quatre mois sous le contrôle des fidèles de Sadr.
Ombre de sa soeur du Nord, sans le savoir-faire, l’encadrement ni la technicité de cette dernière, la résistance chiite peine en outre à établir des liens opérationnels avec l’insurrection du Triangle sunnite. Les objectifs et la stratégie de l’une et de l’autre divergent profondément, le fossé de méfiance réciproque qui sépare les chefs de l’« Armée du Mahdi », dont certains ont participé à l’Intifada sanglante anti-Saddam de 1991, des anciens officiers de la Garde républicaine et des services de sécurité du régime baasiste est trop large pour qu’il en soit autrement. Reste qu’on a assisté, pendant les sièges presque concomitants de Fallouja et de Nadjaf, à des actes de solidarité humanitaires et symboliques (convois de ravitaillement, lecture publique de poèmes…), inimaginables auparavant.
Si ces passerelles se concrétisaient sur fond de lutte commune contre les 160 000 soldats de la coalition et leurs supplétifs irakiens, ce serait assurément une très mauvaise nouvelle pour le nouveau gouvernement de Bagdad. Après n’avoir rencontré que des succès très limités dans ses négociations secrètes avec les chefs de la résistance sunnite, Iyad Allaoui, lui-même chiite, compte plus que jamais sur l’isolement de la rébellion dans les limites du fameux Triangle afin de circonscrire la guérilla. « Les Kurdes et les chiites sont sains, les sunnites, eux, mènent un combat du désespoir parce qu’ils savent que le pouvoir leur a échappé pour longtemps », expliquait, il y a peu, l’un des porte-parole du Premier ministre au New Yorker. Vision réductrice sans doute, mais qui a le mérite d’être claire. Face aux insurgés, Allaoui a fait adopter, début juillet, un décret de « sécurité nationale » qui met en place l’état d’urgence, rétablit la peine de mort et instaure un service de renseignements doté de moyens considérables pour lutter contre le terrorisme : la Direction générale de la sécurité (DGS). Mais toute la difficulté pour lui est d’apparaître aux yeux d’une population en état de choc, dont le quotidien se résume à une litanie d’angoisses et de stress, comme la solution à ses problèmes. Certes, une partie des actes de la résistance, notamment ceux que l’opinion attribue aux combattants étrangers, comme les attentats aveugles, les enlèvements et les décapitations d’otages, révulsent l’Irakien moyen. Mais ce dernier en attribue la responsabilité, avant tout et en premier lieu, à l’occupant américain. Si elle n’évolue pas exactement comme un poisson dans l’eau au sein du Triangle sunnite, l’insurrection irakienne n’en est pas moins en passe de prendre une tournure inquiétante pour les « libérateurs » de Bagdad. De plus en plus islamiste, elle considère l’Irak non pas comme un État-nation dont l’indépendance doit être reconquise, mais comme le point de départ d’un nouveau djihad…

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