Le mystère L’Harmattan

Trente ans après sa création, la petite entreprise tiers-mondiste est devenue, avec plus de 1 600 titres en 2003, le numéro un du secteur en France. Une telle expansion intrigue, d’autant que la maison ne répond à aucun modèle connu.

Publié le 23 août 2004 Lecture : 10 minutes.

La première page du site Internet s’ouvre. En haut à droite, bien en évidence, une série de chiffres apparaissent : « 15 431 titres au catalogue, 9 815 auteurs, 459 collections, 705 numéros parmi 94 revues » (chiffres au 4 août 2004). À L’Harmattan, on tire la plus grande fierté de cette avalanche de parutions. L’entreprise créée en 1975 dans un petit local de la rue des Quatre-Vents, non loin du carrefour de l’Odéon, est aujourd’hui – par le nombre de titres, car en termes de chiffre d’affaires, elle n’est que… soixante-treizième – le premier éditeur de France : 1 635 ouvrages publiés en 2003, devant Hachette, Gallimard, Le Seuil et tous les autres poids lourds du secteur.
Cette maison, qui a emprunté son nom à un vent chaud et sec soufflant du Sahara vers l’Afrique occidentale, reste pourtant méconnue, et son expansion exceptionnelle alimente les rumeurs. Seul un retour sur son histoire permet d’en comprendre l’originalité.
Au milieu des années 1970, le mouvement tiers-mondiste, sous-produit de Mai 68, est en pleine effervescence. Quinze ans après l’indépendance de la plupart des pays africains, la gauche de la gauche française dénonce le néocolonialisme en Afrique, fustige les interventions occidentales au Zaïre, lutte aux côtés des derniers mouvements de décolonisation (Namibie, Zimbabwe…). Elle soutient les courants autonomistes ou indépendantistes aux Antilles, à la Réunion, en Nouvelle-Calédonie. Alors que le Portugal, à peine libéré du salazarisme, a permis à ses anciens territoires africains (Angola, Mozambique, Guinée-Bissau, Cap-Vert) de recouvrer leur souveraineté, l’Amérique latine ploie sous les dictatures à la botte des États-Unis.
C’est cette sensibilité tiers-mondiste qui inspire le petit groupe d’amis qui crée en avril 1975 une SARL (société à responsabilité limitée) ayant pour objet l’édition et la librairie. À leur tête, Robert Ageneau et Denis Pryen, deux anciens membres de la congrégation du Saint-Esprit, un des principaux ordres missionnaires catholiques, qui deviennent cogérants de la société. Le premier, philosophe et théologien de formation, est l’intellectuel du tandem. Le second en est le gestionnaire. Anciens animateurs de Spiritus, une revue commune à neuf sociétés missionnaires, ils ont rédigé ensemble une série de livres remettant en question le positionnement de l’Église catholique dans le Tiers Monde.
Si L’Harmattan est une société à caractère commercial, elle est au centre d’une vaste nébuleuse associative. Qu’ils militent au CCFD, à la Cimade, à ATD Quart Monde ou au Secours catholique, tout ce que la place compte de catholiques et de protestants progressistes est derrière le projet.
Prenant un peu le relais des éditions François Maspero, qui amorcent alors leur déclin, et celui de Présence africaine, trop marquée par la première génération des écrivains africains, les Senghor, Césaire et autres poètes de la négritude, L’Harmattan constitue un nouveau pôle de réflexion sur le devenir des États africains, sur le rôle du christianisme vis-à-vis des pays en développement, sur le soutien à apporter aux travailleurs immigrés. Dès le départ, des liens étroits sont établis avec des mouvements nationalistes opérant au Sahara occidental, au Salvador, au Timor oriental, aux Antilles françaises.
Parmi les premiers titres édités, on note des documents sur la révolution malgache de 1972, le coup d’État de Pinochet au Chili, les famines au Sahel, des essais sur la langue créole, sur la littérature d’Afrique noire, sur le statut des départements et territoires d’outre-mer (DOM-TOM). Une des clés du système est le fonctionnement en réseau, avec un « noyau interne » limité à quelques salariés extrêmement motivés se contentant de rémunérations très basses et, en « externe », des responsables de collection, universitaires en général, apportant des contributions quasiment bénévoles.
Au premier trimestre 1978, L’Harmattan a publié une quarantaine d’ouvrages. Pas de titre phare, des frais de fabrication serrés, une diffusion artisanale, complétée par des présentations, le week-end, sur des stands improvisés à la fête de L’Humanité ou aux stages organisés à l’intention des coopérants français. La méthode L’Harmattan commence à faire ses preuves. Elle connaît un nouveau développement avec l’apparition des « prêts à clicher », permettant de faire l’économie de la composition – le micro-ordinateur n’existant pas à l’époque, il faut faire ressaisir les textes par un atelier spécialisé. Le premier ouvrage ainsi mis en fabrication porte sur La Conception malgache du monde, du surnaturel et de l’homme en imerina. L’auteur en est Louis Mollet. Suivra peu après la thèse de Hocine Aït Ahmed, figure de la lutte de libération en Algérie, sur L’Afro-fascisme.
L’entreprise est installée en plein Saint-Germain-des-Prés : excellent emplacement pour une activité tournant autour du livre. Offrant un vaste choix d’ouvrages sur les pays du Sud, la librairie s’impose rapidement comme la meilleure du genre à Paris. Les affaires marchent si bien qu’en 1978 L’Harmattan rachète le fonds de Pierre-Jean Oswald, un imprimeur-éditeur spécialisé dans la poésie et le théâtre africain. Du jour au lendemain, la société de Denis Pryen et de Robert Ageneau hérite d’une centaine de titres, parmi lesquels des oeuvres de Wole Soyinka, Tchicaya U Tam’si, Bernard Zadi Zaourou, Maryse Condé.
Une fois n’est pas coutume, c’est la prospérité d’une entreprise qui va la mettre en péril. En 1980, Denis Pryen rachète la Librairie portugaise et brésilienne, rue des Écoles, dans le Quartier latin, et commence à y transférer les activités de la librairie de la rue des Quatre-Vents. Placé devant le fait accompli, l’autre gérant, Robert Ageneau, engage une action en justice qui l’affranchit de toute clause de non-concurrence, ce qui l’autorise à quitter la société pour en créer une nouvelle. Une partie de l’équipe, notamment Patrick Mérand, qui lancera en 1986 Sépia, et l’auteur de ces lignes, le suit pour fonder, en mai 1980, Karthala.
Fruit d’une classique querelle de pouvoir, cette rupture a aussi des fondements idéologiques. Les « dissidents » sont porteurs d’un nouveau projet éditorial. L’explication du sous-développement par la théorie de la dépendance leur semble dépassée. Elle occulte, à leurs yeux, les dynamiques internes des sociétés du Sud, qu’ils souhaitent mettre en lumière. Ils veulent aussi en finir avec la confusion des genres. Le catalogue de Karthala distingue d’emblée les textes militants des travaux de recherche et des études universitaires.
L’Harmattan, désormais établi dans les anciens locaux de Pierre-Jean Oswald, rue de l’École-Polytechnique, tire les leçons de cette scission pour engager une politique plus systématique de collections. « Alternatives paysannes », « Migrations et changements », « Racines du présent », « Bibliothèque du développement », « Écritures arabes » voient ainsi le jour à cette époque. Peu à peu, la maison élargit son domaine d’intervention à l’Asie, aux Amériques, au Moyen-Orient, aux pays de l’Europe de l’Est. Plus tard, pour parachever cette évolution, elle axera une grande partie de son activité éditoriale sur les questions de société en France.
Le rythme de production s’accélère, passant à cent vingt titres par an dans les années 1980. Parallèlement, les tirages diminuent : des 3 000 exemplaires initiaux, ils tombent à une moyenne de 1 500 exemplaires.
À partir de 1990, la machine s’emballe pour en arriver aux 1 635 livres édités en 2003. L’Harmattan est devenu un vrai groupe, avec des antennes italienne et hongroise. Le secteur librairie n’est pas en reste, puisqu’au magasin de la rue des Écoles est venu s’ajouter en 1984 un local situé dans la même rue. Avant qu’en décembre 2003 une nouvelle boutique spécialisée dans les livres d’occasion soit ouverte à quelques centaines de mètres, rue du Cardinal-Lemoine.
Une telle expansion, forcément, intrigue, dérange. D’autant que cet éditeur ne répond à aucun modèle connu. Il ne participe pas aux activités des organisations professionnelles, ne fait pas de publicité – en conséquence de quoi Livres Hebdo, publication incontournable pour toute la chaîne du livre, n’annonce pas ses nouveautés. Denis Pryen n’a rien changé à son mode de vie, lui qui a érigé la sobriété – ses détracteurs diraient le misérabilisme – en vertu cardinale. Chaque jour, on le trouve au coeur de sa librairie, occupé à renseigner un client tout en contrôlant la facture d’un fournisseur. Bourreau de travail, cet homme de 65 ans est animé par la même passion qu’à ses débuts, poursuivant son chemin sans se soucier des critiques.
Parmi les principaux reproches formulés à son encontre, celui de pratiquer le compte d’auteur. Soit, en clair, de faire payer les personnes désireuses de se faire éditer. À la question « compte d’auteur », Google, le numéro un des moteurs de recherche sur Internet, donne une dizaine d’adresses, parmi lesquelles Bookpole, Ediauteur, La Compagnie littéraire, l’incontournable Pensée universelle et, en tête de liste, L’Harmattan. Si les responsables de cette maison ne contestent pas bruyamment cette labellisation, c’est qu’elle leur est profitable.
Car si L’Harmattan publie autant de livres, c’est en raison d’un calcul économique très précis. Avec des ouvrages spécialisés et une diffusion- distribution artisanale, un éditeur de sa catégorie a très peu de chances de produire des best-sellers. Sa force, si l’on peut dire, c’est d’avoir une structure très légère – peu de salaires et de frais généraux, des charges commerciales réduites à leur plus simple expression. Il suffit de comprimer au maximum les frais d’achat pour rentabiliser la publication d’un livre. Denis Pryen a su très tôt tirer profit des possibilités de l’imprimerie moderne. D’abord avec l’offset en tirant jusqu’à huit ouvrages à la fois grâce à la technique de l’amalgame. Puis grâce aux ressources du numérique, qui autorise des tirages très bas, jusqu’à 100 exemplaires.
L’Harmattan fait des économies dans toute la chaîne de production en demandant aux auteurs de remettre leur texte « prêt à clicher ». Pas de saisie, pas de correction, très peu de photos et, pour couronner le tout, quasiment pas de droit d’auteur. Et c’est là où le bât blesse. En février 2001, l’éditeur a été condamné à payer 50 000 FF (environ 7 600 euros) à l’universitaire marocain Ali Benhaddou pour avoir introduit dans son contrat une clause indiquant qu’il toucherait 0 % de droits sur les mille premiers exemplaires de son ouvrage intitulé Les Élites du royaume. Pour le tribunal de Paris, une telle clause est contraire aux dispositions du Code de la propriété intellectuelle. Depuis, les contrats ont été aménagés pour satisfaire aux exigences de la loi. Il n’empêche : les auteurs continuent à céder leurs droits « à titre gratuit » pour les 500 premiers exemplaires vendus. Au-delà, ils touchent 7 % sur le mille suivant jusqu’à 1 500. Ultime précision : les auteurs s’engagent généralement à acquérir une certaine quantité de leur ouvrage (50 exemplaires le plus souvent). Quand on sait que les tirages sont inférieurs à 500 exemplaires, ce préachat n’est pas négligeable.
Résultat, L’Harmattan, qui n’emploie à Paris que cinquante-cinq salariés pour un chiffre d’affaires de 6,32 millions d’euros en 2002-2003, obtient la meilleure rentabilité du secteur sciences humaines en France, avec 13,4 % de bénéfice net.
Reste que si cet éditeur n’existait pas, il faudrait l’inventer. Grâce à lui, des milliers d’auteurs ont pu faire publier leur oeuvre. Qu’ils aient dû en acheter plusieurs dizaines d’exemplaires n’a en fin de compte rien de scandaleux. Voir son nom affiché sur la couverture d’un livre vaut bien quelques centaines d’euros. Denis Pryen, puisque, en fin de compte, tout repose sur ses épaules, a offert à de nombreux jeunes auteurs talentueux la possibilité de se faire connaître. De grosses pointures de la littérature africaine comme Ken Bugul, Sami Tchak et Boubacar Boris Diop ont fait paraître leurs premiers textes rue de l’École-Polytechnique.
Il faut aussi reconnaître à Denis Pryen et à son équipe le mérite d’être parmi les derniers défenseurs des sciences humaines en France. Sociologie, linguistique, psychiatrie, problèmes d’éducation, questions religieuses, aménagement du territoire… Aucun domaine n’échappe à leur boulimie éditoriale. « Nous vendons plus de 700 000 volumes par an, l’équivalent de trois à quatre Goncourt », se plaît à répéter Denis Pryen.
L’Harmattan est par ailleurs resté un éditeur engagé. Sans pour autant suivre une ligne bien précise : l’heure n’est plus au dogmatisme. « Nous ne sommes pas marxistes, mais acceptons volontiers des analyses marxistes », confiait Denis Pryen il y a une dizaine d’années. Sa maison, en tout cas, n’est pas inféodée aux pouvoirs établis. S’il a publié plusieurs textes de Laurent Gbagbo, c’est bien avant que celui-ci n’accède à la présidence de la Côte d’Ivoire. Le soutien qu’il continue à apporter à l’ancien opposant socialiste tient avant tout à l’amitié et aux affinités politiques. Contrairement à ses concurrents parisiens tels que Karthala, L’Harmattan ne recherche pas systématiquement l’aide de la Coopération ou des institutions de recherche françaises. Ce qui lui laisse les coudées franches pour publier des livres critiques sur la Françafrique.
Le revers de la médaille – et ce n’est pas faire injure à ses auteurs – est que cette maison publie tout et n’importe quoi. D’excellentes études aussi bien que des mémoires de maîtrise bruts de décoffrage qui n’intéressent que quelques dizaines de personnes. Dès les années 1980, les libraires s’étaient fait une religion, estimant qu’ils ne pouvaient rien tirer de ce fatras de bouquins sur le Tiers Monde. Il est très rare qu’un livre de L’Harmattan se détache du lot. Le best-seller de la maison est longtemps resté À qui appartient le Maroc ? sorti en 1991. Il est vrai que ce titre avait bénéficié d’un battage médiatique exceptionnel : l’auteur, Moumen Diouri, avait été expulsé de France juste avant la parution de son texte. Pour le reste, la promotion est réduite au strict minimum, et les publications de L’Harmattan, quelles que soient leurs qualités, sont vouées à la confidentialité.

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