[Tribune] En Tunisie, l’Assemblée des représentants du pire
En débattant de la question coloniale au Parlement, la coalition Al Karama n’a fait que décrédibiliser un peu plus le rôle des députés, transformant le débat en pantalonnade aux relents négationnistes.
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Frida Dahmani
Frida Dahmani est correspondante en Tunisie de Jeune Afrique.
Publié le 10 juin 2020 Lecture : 5 minutes.
La marée de polos blancs et de foulards rouge sang dans les travées du Parlement tunisien pourrait faire croire ce jour-là que la feria de Nîmes s’est invitée cette année sous la coupole du Bardo. Il n’en est rien, même s’il est vrai que les élus de la nouvelle législature ont transformé l’hémicycle en arène. Ce 9 juin, c’est au tour des 19 députés de la coalition Al Karama de piaffer d’impatience en arborant les couleurs nationales.
Lamentable populisme
Bardé de certitudes, ce bloc situé à l’extrémité de l’échiquier politique est parvenu à imposer à ses pairs une motion exigeant de la France excuses et réparations pour la période coloniale. La suite était prévisible : insultes, fanfaronnades, excès de testostérone et, pour finir, échec de la motion, rejetée en pleine nuit par 77 des 128 députés présents. Ni estocade, ni oreilles, ni cornes pour Al Karama, dont l’initiative restera dans l’Histoire certes, mais comme un lamentable moment de populisme.
Pendant quinze heures, les Tunisiens ont pu assister à une parodie de mise à mort qui, sous prétexte d’en finir avec l’iniquité du protectorat, agitait la muleta d’une haine et d’un rejet de tout modèle occidental. Qu’importe le manque de cohérence de Seifeddine Makhlouf, meneur du groupe – qui ne semble pourtant pas bouder son plaisir sur les photographies qu’il publie de ses séjours parisiens. Après tout, qui se préoccupe encore du décalage grandissant entre la parole publique et les actes de ceux qui la portent ?
En quête de trophée, Al Karama s’était engagé à faire mettre un genou à terre à la France, qu’il considère comme une puissance spoliatrice
Reconnaissons à Al Karama le mérite de la constance : en quête de trophée, le parti s’était engagé tout au long des législatives à faire mettre un genou à terre à la France, qu’il considère comme une puissance spoliatrice.
Plaidoyer fallacieux
La promesse est respectée, le plaidoyer est fallacieux. Durant cette énième plénière fleuve, le groupe d’ultra-conservateurs islamistes démontre qu’une cause, si juste qu’elle pourrait fédérer à l’échelle nationale, est largement desservie quand ceux qui, voulant la défendre, la transforment en pantalonnade.
Le grotesque a fait perdre un peu plus de sa crédibilité à une Assemblée censée se préoccuper des Tunisiens qu’elle représente plutôt que d’interpréter l’Histoire. La coalition s’est trompée de rôle : le Parlement n’est pas une extension du ministère des Affaires étrangères et il ne peut en aucun cas se substituer à l’État dont l’unique représentant, notamment à l’étranger, est le président de la République.
L’initiative, toute populiste qu’elle soit, n’a remporté que peu d’adhésion auprès de la population
L’initiative, toute populiste qu’elle soit, n’a remporté que peu d’adhésion auprès de la population. « Au lieu d’agiter de vieilles histoires, les députés devraient apporter des solutions à nos problèmes du quotidien », résume un passant, interrogé par une télévision tunisienne.
Les problèmes ne manquent pas et pourraient même bénéficier de ce type de théâtralisation avec prises de position partisanes. Incurie des entreprises publiques, explosion de la dette, pouvoir d’achat en berne, contrôle de l’action gouvernementale pour sa gestion de la crise sanitaire, corruption… Autant de sujets brûlants, autant de préoccupations immédiates pour les Tunisiens, c’est-à-dire pour les électeurs. Sans compter les dossiers plus structurants comme l’absence de Cour constitutionnelle, à laquelle il faut remédier.
À l’évidence, les priorités sont là. Et non dans la crainte d’un hypothétique « mariage pour tous » à la sauce tunisienne et d’une contamination de la vertu par la culture occidentale, deux chiffons rouges agités par l’ancien imam Ridha Jaouadi, qui siège désormais dans cette bien triste Assemblée des représentants du pire.
Comme souvent dans les mauvais spectacles, le spectateur n’est pas dupe. Le procès que souhaite engager Al Karama ne cible pas les autorités du protectorat, mais plutôt l’ancien président Habib Bourguiba, fondateur de la Tunisie indépendante. Et d’écorner l’Histoire en soutenant que les accords de 1956 (protocole d’accord franco-tunisien sur l’indépendance de la Tunisie) n’existent pas, et que la période du protectorat a couru jusqu’en 1964… Tous les arguments sont du même acabit.
Mabrouk (« félicitations »), la Tunisie finit par avoir elle aussi ses négationnistes. Leur clientèle électorale se recrute auprès de ces militants islamistes qui jugent Ennahdha trop modérée et lui reprochent de n’avoir pas appuyé Al Karama. Les mêmes promettent de voter aux prochaines élections pour la coalition dirigée par Makhlouf. Ce qui reste à voir. Car les législatives de 2024 sont encore bien loin, et les partis ont tout le temps de s’étriper, de s’allier et de se défaire.
Les débats sur les questions de fond, une chimère
Il y a même lieu de parier que la réconciliation d’Ennahdha avec ses bases est proche. Le Parti destourien libre (PDL), dirigé par Abir Moussi, va alimenter la bataille par motions interposées en proposant au Parlement de classer les Frères musulmans parmi les organisations terroristes, après avoir imposé un débat sur les ingérences turques et qataries en Libye. Là encore, joutes inutiles, perte de temps et d’énergie : la diplomatie relève de la seule présidence de la République.
Les députés s’agitent-ils pour masquer leur incapacité à légiférer ?
Les débats apaisés sur les questions de fond et les politiques publiques semblent une chimère dans une Tunisie minée par les haines viscérales. Et, au fil du temps, se renforce l’idée d’un grand malentendu entre élus et électeurs. Les députés s’agitent-ils pour masquer leur incapacité à produire ? À légiférer ? À contrôler l’action du gouvernement ?
Le risque est grand, à terme, de voir l’antiparlementarisme se renforcer. Cette musique, celle d’un système politique défaillant, est jouée de concert par Carthage et la Kasbah, bien heureux de fragiliser l’incarnation législative, censée jouer un rôle de contre-pouvoir face à l’exécutif. Que resterait-il alors ? Un champ de ruines politique. Un bien triste cadeau pour les dix ans de la révolution.
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