Le dernier baobab
Qu’on le veuille ou non, ce personnage clé de la relation franco-africaine, au pouvoir depuis trente-huit ans, est hors du commun. Petit abécédaire pour mieux le connaître.
Il était attendu, bien sûr, le 15 août, sur le pont du Charles-de-Gaulle, pour le soixantième anniversaire du débarquement en Provence. Pour rien au monde Gnassingbé Eyadéma n’aurait manqué pareil événement. Alors que pas à pas, après une décennie de sanctions, le Togo et l’Union européenne s’acheminent vers une reprise de la coopération, la France de Jacques Chirac a toujours été le point focal et, au sein de l’UE, le soutien le plus constant du régime de Lomé. Au pouvoir depuis trente-huit ans, ce personnage clé de la relation franco-africaine a connu cinq chefs d’État français et n’a d’équivalent, en matière de longévité sur le continent africain, que, peu ou prou, Omar Bongo et Mouammar Kadhafi. Qu’on le veuille ou non, Eyadéma est hors du commun…
A comme… Armée
Elle est la matrice de ce général de 68 ans, celle qui a fait de ce fils de paysan kabyè ce qu’il est devenu, son université et sa référence majeure. Sergent-chef dans l’armée française, Gnassingbé (alors Étienne) Eyadéma a servi au Dahomey et au Niger, mais aussi et surtout en Indochine et en Algérie. Ancien des rizières et des djebels, il a donc fait plus d’une fois le coup de feu. C’est à la guerre, à la vraie – fût-elle coloniale -, qu’il doit ses premiers galons, non aux intrigues d’état-major ou au bon vouloir de l’administrateur local.
Outre un courage physique que chacun, y compris ses adversaires, lui reconnaît, Eyadéma tire de cette expérience une réelle fierté. Aujourd’hui encore, l’armée togolaise, que le général regarde défiler debout chaque 13 janvier, demeure son affaire. Forte de 15 000 hommes, elle est l’une des rares structures nationales à ne pas avoir été touchée par la crise. Disciplinée, bien encadrée, plutôt bien formée, elle est considérée comme l’une des meilleures de la région et envoie régulièrement des contingents participer aux opérations onusiennes ou panafricaines de maintien de la paix.
Loyale ? Pour l’essentiel, oui. À l’exception récente de celle du colonel Bitenewé, la plupart des défections ont été enregistrées au début des années 1990 parmi les éléments d’origine sudiste, minoritaires au sein de l’armée, sensibles aux revendications de l’opposition. Les troupes d’élite, notamment les paracommandos de Kara aérotransportables sur Lomé en moins de deux heures et longtemps commandés par le lieutenant-colonel Ernest Eyadéma, fils aîné du général, ont, elles, toujours été d’une fidélité sans faille.
comme… Amis
S’il compte des proches, des obligés, des profiteurs et des collaborateurs, Gnassingbé Eyadéma a très peu d’amis – solitude du pouvoir oblige. Décédé il y a quelques années, l’homme d’affaires français Maurice Assor, juif d’origine marocaine établi à Lomé, était de ceux-là. Le pasteur Roux, ancien aumônier militaire pendant la guerre d’Algérie, où il fit la connaissance du jeune Eyadéma, avant de survivre à ses côtés au crash de son DC 3 à Sarakawa il y a trente ans, l’est toujours. L’ancien doyen de la faculté de droit d’Aix- en-Provence Charles Debbasch, habile juriste et constitutionnaliste hors pair, est un conseiller très écouté et très présent. L’ancien ministre de la Coopération et député de Paris Bernard Debré est un visiteur régulier, tout comme Christian Philip, député UMP, président du groupe d’amitié Frace-Togo à l’Assemblée. Dans la capitale française, Gnassingbé Eyadéma peut compter sur la disponibilité du « monsieur Afrique » de l’Élysée, Michel de Bonnecorse, à qui il téléphone souvent, ainsi que sur la compréhension de Jacques Chirac, qui ne se cache pas de l’apprécier.
Sur la scène africaine, où les jalousies jouent un grand rôle, le tableau est plus complexe. À l’évidence, Abdou Diouf est un ami du général, et Laurent Gbagbo n’est pas loin de l’être devenu : l’enseignant socialiste et le militaire féru d’ordre ont beaucoup plus de points communs qu’on l’imagine. Les relations avec le président ghanéen John Kufuor sont aussi bonnes qu’elles étaient mauvaises avec son prédécesseur, Jerry Rawlings. Une vieille complicité pas toujours exempte de heurts l’unit à son voisin béninois Mathieu Kérékou. Longtemps tendus, les rapports avec Abdoulaye Wade sont en voie d’amélioration, mais ils demeurent distants avec Omar Bongo Ondimba.
Parfois critiqué par certains de ses pairs, toujours respecté cependant, Gnassingbé Eyadéma n’a de réel problème qu’avec un seul d’entre eux : Blaise Compaoré. Ouagadougou a remplacé Accra comme base refuge de l’opposition radicale togolaise, au grand agacement d’un Eyadéma qui assure avoir tout fait pour s’entendre avec son indéchiffrable voisin du Nord. De l’amitié, le président togolais a une conception somme toute très militaire : fidèle, sérieux, respectant ses engagements, il ferme les yeux jusqu’à la preuve de la trahison. Beaucoup lui ont « manqué » pendant les périodes difficiles, au début des années 1990, lorsque son pouvoir vacillait. Il ne leur a jamais pardonné.
ou comme… Argent
Beaucoup plus que de jouissance personnelle, l’argent est, pour Gnassingbé Eyadéma, un instrument de pouvoir. Comme Félix Houphouët-Boigny, qui fut son mentor, il sait qu’en Afrique la distribution et la redistribution sont les caractéristiques indispensables de tout chef qui se respecte. Lui-même ne prend jamais de vacances, travaille toujours dans le même bureau sombre et glacial de la présidence et utilise depuis des lustres la même Mercedes blindée 280 Sel couleur vert olive datant des années 1970. Chaussures, costumes et chemises sont choisis avec soin et proviennent des meilleurs faiseurs, mais Eyadéma n’est pas un « sapeur » : les lourdes gourmettes en or et les gadgets électroniques ne sont pas sa tasse de thé.
Son seul luxe, voyant il est vrai, s’appelle Togo 001, le Boeing 707 présidentiel, piloté par un Français, le commandant Michel Restout. Personnage hors du commun tout droit sorti d’un roman de Forsyth ou de Schoendoerffer, Restout a connu le Zaïre des « affreux » et de Mobutu, l’empire centrafricain de Bokassa, avant d’atterrir à Lomé. Pilote remarquable, capable de poser son appareil en flammes sur un aéroport en pleine nuit – comme il y a quelques années à Niamey -, cet incurable célibataire, un brin désabusé, vole « à la main », voire à vue, fume-cigarette au coin des lèvres…
E comme… Evalas
Ancien champion de lutte traditionnelle du canton de Pya, Gnassingbé Eyadéma ne manque jamais d’assister chaque année au festival des Evalas, qui rassemble les meilleurs compétiteurs de la région septentrionale du Togo. Pendant plusieurs semaines, toutes les audiences présidentielles se déplacent ainsi vers le « village » du chef et l’unique hôtel de Kara affiche complet. Ici, au milieu des centaines de lutteurs au torse huilé et musclé, Eyadéma est chez lui. À sa table : gibier de brousse, bière chinoise et cet alcool brun aux vertus multiples appelé « racine ». Plus que jamais, il est ici la clé de voûte d’un système vertical sur lequel il règne depuis trente-huit ans et qui réduit à peu de chose, finalement, tous les corps intermédiaires.
Et comme… Enfants
Avec Kpacha, patron de la zone franche de Lomé, Mey et Ernest, l’officier parachutiste, Faure Gnassingbé est le plus connu des fils du général. Ministre de l’Équipement, des Mines et des Télécommunications depuis juillet 2003, cet économiste de 38 ans, formé à la faculté de Dauphine, en France, et aux États-Unis, joue désormais un rôle politique clé. Très présent lors des négociations avec l’Union européenne pour la levée des sanctions, il est aussi l’un des interlocuteurs de l’opposition, joue volontiers les rénovateurs au sein du Rassemblement du peuple togolais (RPT), le parti présidentiel, et siège au Parlement. Discret, certains le voient déjà en successeur potentiel de son père – une sorte de Seif el-Islam Kadhafi togolais. Mais aucun indice ne laisse pour l’instant supposer que ce schéma entre dans les intentions du « patron ».
F comme… Fidèles
La composition du « carré magique » des collaborateurs proches du général, ceux que l’on retrouve chaque matin aux audiences du Palais présidentiel de Lomé-II, a beaucoup évolué au fil du temps. Y figurent aujourd’hui Fambare Ouattara Natchaba, l’incontournable président de l’Assemblée, première personnalité musulmane du pays, longtemps considéré comme l’un des idéologues du régime, subtil et tenace. Koffi Sama, Premier ministre, un fidèle dont l’efficacité comme directeur de campagne du candidat Eyadéma, en juin 2003, a été appréciée par l’intéressé. Les généraux Tidjani, Gnofame et Walla. Le ministre de la Communication, Pitang Tchalla, un ancien journaliste particulièrement pugnace, auteur du tout nouveau code de la presse supprimant les peines de prison pour délits d’expression. Le ministre de l’Intérieur Akila Esso Boko, un « rénovateur » jeune et démocrate, ancien saint-cyrien. Quelques autres encore. N’y figurent plus, tout au moins pour l’instant, Moussa Barqué, éloigné pour des motifs d’ordre privé. Et, bien sûr, l’ex-Premier ministre et « chouchou » du général, Agbeyomé Kodjo, désormais opposant en exil.
J comme… Journée de travail
Levé entre 4 heures et 4 h 30 du matin chaque jour que Dieu fait, Gnassingbé Eyadéma quitte le Camp RIT, où il passe ses nuits au milieu de la troupe, à 6 h 15. Assis à l’arrière de sa Mercedes, il se rend à Lomé-II où déjà l’attendent des ministres qu’il a lui-même convoqués par téléphone, prenant un malin plaisir à leur fixer des heures de rendez-vous à la minute près (« Viens me voir à 6 h 38 »). Le premier à saluer le « patron » est le responsable de son protocole, Pabré, omniprésent, épuisé parfois par le rythme de son chef, mais toujours disponible. Les audiences se succèdent alors à une cadence accélérée jusque vers 13 heures : hôtes étrangers, chefs traditionnels, délégations des étudiants ou des commerçantes du marché, hommes d’affaires, investisseurs, banquiers, militaires…
Il arrive parfois à Eyadéma de tenir deux ou trois réunions concomitantes dans les salons réfrigérés de la présidence tout en téléphonant à Laurent Gbagbo et en recevant un appel de Michel de Bonnecorse à propos de la Côte d’Ivoire. Parcourant les pièces à grandes enjambées, il reprend la conversation là où il l’a laissée il y a quinze ou trente minutes, parfois au mot près. Sa mémoire des dates, des heures et des noms est en effet assez phénoménale. Lorsqu’on est convoqué à Lomé-II, on sait quand on y entre, mais on ignore en général quand on en sortira – encore moins comment et en présence de qui se déroulera l’audience. Le général interroge, écoute, gourmande, feint parfois de s’emporter, cite des témoins, puis décide.
Remarquablement informé, soucieux du moindre détail, il est un interlocuteur plutôt redoutable qui sait depuis des lustres comment doser la crainte qu’il inspire parfois et la bienveillance dont il sait faire preuve. En guise de bienvenue, ses hôtes de marque se voient servir, dès l’aube, champagne glacé et brochettes d’agneau. Lui-même trinque, mais ne boit pas. Retour au Camp pour le déjeuner, suivi d’une courte sieste. Puis de nouveau les audiences jusqu’à 21 heures. Ainsi se déroule, depuis trois décennies, une journée dans la vie de Gnassingbé Eyadéma.
M comme… Miraculé
Il a échappé à au moins sept complots et tentatives de coups d’État ainsi qu’au crash de son avion. Et il a toujours par-devers lui le petit carnet, porté dans la poche intérieure de sa veste, où se ficha la balle d’un militaire qui voulait le tuer. Si l’on ajoute à ce palmarès les deux guerres auxquelles il participa, Eyadéma est un survivant. Aux yeux de nombre de Togolais, une sorte de halo métareligieux entoure le personnage, comme si seule la maladie pouvait un jour le terrasser.
o comme… Opposants
Tous ou presque sont sortis de sa matrice, un peu comme des fils prodigues. Il les a « faits » en quelque sorte, finançant leurs études et leurs soins, les aidant à s’enrichir, les nourrissant au biberon du RPT, avant qu’ils ne le quittent ou ne reviennent au bercail. De Yaovi Agboyibo à Edem Kodjo, de Joseph Kokou Koffigoh à Agbeyomé Kodjo en passant par Dahuku Pere et bien d’autres, les leaders de l’opposition entretiennent avec lui une relation quasi-incestueuse au sein de laquelle le cordon ombilical n’a jamais été coupé. Un seul en fait ne lui doit rien : Gilchrist Olympio. Le fils du défunt président Sylvanus Olympio, assassiné en 1963, poursuit depuis quarante ans une vendetta personnelle qui lui interdit tout compromis – mais aussi tout consensus réel avec les autres opposants, à moins qu’ils ne le reconnaissent comme leur seul et unique leader. Tout cela, finalement, a quelque chose d’assez shakespearien…
p comme… Paix
Tchad, Guinée-Bissau, Liberia, Sierra Leone, Côte d’Ivoire… On ne compte plus les conflits dans lesquels Eyadéma a joué le rôle de médiateur. Une véritable passion et sans doute un moyen, pour cet homme qui s’est toujours senti à l’étroit dans les limites de son pays, de surcompenser l’ingratitude de la géopolitique. On le sent plus à l’aise quand il s’agit d’éteindre le feu qui embrase la case du voisin que dans la gestion quotidienne et répétitive d’une crise interne, due à une politique aveugle de sanctions, qui a laminé la petite classe moyenne de Lomé et des préfectures du pays. Au gouvernement de maintenir le Togo à flot malgré l’étouffoir bruxellois et le fatalisme d’une population lasse d’une décennie d’asphyxie économique. À lui, aidé par une santé bien meilleure qu’on le dit et le croit – sans craindre le ridicule, les diplomates en poste à Lomé en sont réduits à compter la fréquence des visites du président aux… toilettes ! -, de jouer les faiseurs de paix dans la région. Réélu jusqu’en juin 2008, Gnassingbé Eyadéma a du temps devant lui. Après ? Même les devins les plus affûtés du pays kabyè ignorent tout des intentions du dernier des baobabs.
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